Golden Sixties

Bon eh ben, voilà : j’ai soixante ans. Et même si on me dit généralement que ça ne se voit pas, ne croyez surtout pas que je n’ai pas pris pleinement conscience que je rejoins à pas mesurés la procession des retraités, la séniorie des grabataires qui vont s’échouer en mer du Nord, la rue qui monte vers le cimetière.

Oh ! je sais, je sais : vous allez me dire qu’une fois encore, j’exagère, je dramatise, je noirci le tableau. Je me victimise, dirait ma femme. Mais qu’est-ce que vous voulez, je n’en peux rien. Je n’ai jamais aimé le temps qui passe. Je me réfugie souvent dans le souvenir de ce qui fut et j’appréhende toujours avec angoisse ce qui sera. Ce n’est pas que je déteste les vieux, ce sont eux les victimes. Je déteste en revanche la vieillesse, la seule et unique coupable.

Ces derniers temps, ces dernières années, plusieurs de ceux et celles à qui je tenais sont partis. Trop tôt. Je n’ai pas toujours eu l’occasion de leur dire quelle place ils avaient occupée dans mon existence. Alors je vais en profiter. Profiter de cette occasion pour dire, brièvement, ce que j’ai à vous dire, tant qu’il en est encore temps. Ecrire plutôt que dire d’ailleurs car prendre la parole a toujours été une épreuve pour moi.

Je voulais donc remercier mes parents pour tout ce qu’ils m’ont légué de bon et de bien. Je voulais remercier les membres de ma famille et les membres de la famille de ma femme qui ont accepté de me rejoindre pour fêter cet anniversaire.

Je voulais parmi eux célébrer la présence de ma sœur, Judith, qui du village de notre enfance à cet après-midi d’été aura toujours été, contre vents et marées, ma petite sœur et l’est, sans doute, encore un peu plus ces derniers temps.

Je voulais lever mon verre à la santé de mes amis, Benoit, Yves, Jean-Claude, Pascal, Dominique et quelques autres pour avoir constitué une tribu que les assauts du temps jamais ne briseront.

Je voulais remercier leur épouses, Ingrid, Françoise, Véronique, Joëlle, Christine et quelques autres dont la prima donna, Mariella, pour supporter encore et encore les excès ventripotents et redoublés de leur moitié chaque fois qu’ils ne font qu’un.

Je voulais embrasser Ingrid pour avoir fait sa connaissance alors que nous n’avions que 15 ans et qui n’aura eu de cesse toute sa vie de mettre en pratique la seule chose dont on soit riche, à savoir avoir des amis.

Je voulais serrer Guy dans mes bras pour lui dire combien je ne serai jamais à la hauteur de sa fidélité en amitié, vertu élevée chez lui, comme chez Ingrid, au rang du sens premier de l’existence.

Je voulais répéter à Nicolas, lui répéter encore et encore qu’il a ouvert les fenêtres de ma jeunesse en me faisant comprendre que la vie pouvait être un roman, un poème, une chanson de Ferré, un film comme Huit et demi.

Je voulais saluer Tara et Romain, mes bru et gendre préférés, devenus mes enfants, avec qui, bientôt, nous traverserons l’Atlantique pour faire de New-York bien davantage qu’une chanson de Frank Sinatra.

Je voulais dire à ma fille qu’elle était, qu’elle est et qu’elle sera toujours l’éclat de ma vie.

Je voulais exprimer à mon fils toute la fierté qui m’anime d’être son père, tout le bonheur de vivre avec lui des moments d’intensité qui transforment le bleu et le noir en couleurs de la filiation, du partage et de l’existence.

Je voulais dire à ma femme que sans elle, je ne serais rien, absolument rien, qu’elle m’a sorti d’une adolescence percluse de doutes et qu’elle accompagné ma vie comme personne n’aurait pu le faire.

Et puis, enfin, je voulais jurer que si je ne crois plus en Dieu depuis belle lurette, je crois à nouveau aux miracles. Et mon miracle, c’est Ilario.

Merci à tous. Merci d’être là. Merci d’être les miens.

Leçons de vie

Il y a des livres qu’on aimerait avoir écrits. Des romans qui nous marquent au point de jalouser ceux qui en sont les auteurs, de les considérer, pour les avoir sentis si proches de notre expérience de vie, si pertinents à l’exprimer, comme des moments de lecture d’exception et de révélation à jamais inscrits dans notre mémoire. Il y a de ces romans qui ressemblent tant à ce que nous nous faisons comme idée de l’existence. Pour ma part, pour n’en citer que quelques-uns parmi les vingt ou trente dernières années, je resterai ébloui jusqu’à mes derniers jours par la lecture de La Tache de Philip Roth, de La Route de Cormac McCarty ou encore d’Une Vie française de Jean-Paul Dubois. Et désormais, ce sera le cas aussi pour Leçons de Ian McEwan.

Il y a tout dans ce roman. La petite histoire et la grande Histoire. L’histoire d’un homme, Roland Baines, des gens qui ont marqué sa vie, et l’Histoire du monde depuis la deuxième guerre mondiale. Il y a le désir précoce d’un adolescent pour une professeure de piano qui va le corrompre. Il y a le désespoir d’un adulte qui voit sa femme, Alissa quitter mari et enfant pour s’en aller vivre sa vie d’écrivaine. Il y a l’espoir né de la chute du Mur de Berlin et le monde dans lequel nous vivons désormais, celui de la désintégration européenne marquée notamment par le Brexit (rappelons que McEwan est anglais), du retour des nationalismes, de l’hyper-capitalisme, des inégalités galopantes, de la pandémie, des crises économiques, de la guerre et du péril nucléaire. Il y a l’histoire d’un homme sans grandes qualités, joueur de tennis et poète sans envergure, qui préfèrera sa vie famille à la grande aventure littéraire que connaîtra sa femme, écrivaine renommée, pour laquelle elle sacrifiera tout.

Il y a tant de choses dans ce roman. La vitalité et les affres de l’engagement, artistique ou politique, la relativité de la morale, le sentiment d’être passé à côté de sa vie, la désillusion face à un monde qu’on a cru pouvoir être meilleur et qui s’écroule. Il y a tant de choses qui ressemblent à nos vies. Tant de choses qui font un grand, un très grand roman.

Le rêve américain de Sergio Leone

On vient de fêter récemment les quarante ans de la sortie en salle de Il était une fois en Amérique, le dernier film de Sergio Léone (il est décédé quelque temps après) qui met en scène la trajectoire d’une bande de gangsters d’origine juive à New York. Pendant près de quatre heure, Leone nous raconte leur ascension et leur chute à trois moments de leur existence : leur enfance et adolescence dans les années 20, l’âge adulte au temps de la prohibition et la vieillesse à la fin des année 60.

Enfance pauvre dans le quartier juif du East End newyorkais, amitiés naissantes, pacte scellé entre cinq gamins de la rue, adolescence délinquante, braquages en tous genres, enrichissement, meurtres, prison, amours contrariées, speakeasy et fumerie d’opium, rêve avorté et finalement trahisons… A travers le destin de cinq personnages (puis quatre, l’un tombant en bas âge sous les balles d’un rival), Leone nous raconte rien de moins que son rêve d’Amérique. Sa structure narrative est complexe, digne des madeleines de Proust. Le temps retrouvé s’y déploie comme un lumineux refuge, dans les noirceurs d’une fin de vie dépouillée de ses illusions de jeunesse. Le regard de Robert De Niro n’a jamais été aussi nostalgique. Et la musique d’Ennio Morricone vous souffle au cœur les images du film pour une toute une vie de spectateur.

En 1984, lorsque le film est sorti, j’avais très exactement 20 ans. Je me gavais de séances de cinéma en tous genres. Je voyais des films pour lesquels je ne me déplacerais plus aujourd’hui, dont j’ai même oublié jusqu’au titre. Mais je n’oublierai jamais Il était une fois en Amérique. C’est un des quatre ou cinq films de ma vie.

A l’occasion de ce quarantième anniversaire, les éditions Sonatine ont judicieusement publié la première traduction française de The Hoods, le roman de Harry Grey dont s’est inspiré Leone pour réaliser son œuvre monumentale.

Et à découvrir le roman dont il est tiré, on ne peut être qu’étonné. Etonné par ce que Leone a fait de ce gros roman sans importance, certes pièce à conviction d’une époque, celle des gangsters de la Prohibition, dont il témoigne de la violence avec beaucoup de réalisme, mais dépourvu du moindre intérêt littéraire et encore moins du souffle lyrique que lui conférera le réalisateur. D’ailleurs, Leone n’a presque rien retenu du bouquin. Il n’en garde que le squelette narratif. Dépouille la trame de presque toutes ses péripéties. En invente d’autres. Et crée un mythe là où il n’y avait qu’une accumulation de faits et de dialogues réalistes.

Comme l’a écrit Jean-Baptiste Toret dans son essai paru aux Cahiers du Cinéma, « Sergio Leone n’a cessé de fantasmer une Amérique mythologique, cinématographique et universelle qui, au fond, n’a jamais existé ailleurs que dans les yeux éblouis du gamin du Trastevere romain. Il était une fois en Amérique raconte cette désillusion ».

« L’Amérique a été le premier amour des Italiens qui ont grandi dans les années 30, déclarait le cinéaste. On oublie jamais un premier amour, même si le point de vue change considérablement par la suite ».

Vision d’une Amérique fantasmée. Souvenir d’un cinéma qui n’existe plus, celui des grands studios, que Léone ébloui découvrait gamin à la sortie de la guerre. Fresque de l’existence, parcourant le long chemin d’un temps révélateur de tout ce qui a été perdu. Et que n’aurait pas renié l’auteur de Gatsby le Magnifique, Francis Scott Fitzgerald : « Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé ».

Kubrick et Ciment

Michel Ciment est mort il y a quelques jours, le 13 novembre 2023, à l’âge de 85 ans. Critique et historien de cinéma, il avait notamment été l’auteur d’un ouvrage consacré à Stanley Kubrick, Kubrick par Kubrick, une authentique référence maintes fois rééditée et augmentée. C’est dire combien il a nourri l’admiration que j’avais pour le cinéaste de 2001 : L’Odyssée de l’Espace.

Je me souviens de cet homme affable et incroyablement cultivé (j’ai vu plusieurs de ses conférences et de ses apparitions à la télévision) qui venait d’une époque où on parlait des films comme on analyse des tableaux ou des romans. Il avait créé le magazine Positif pour contrecarrer le monopole idéologique de la revue à l’origine de laquelle était née la Nouvelle Vague, Les Cahiers du Cinéma. De vraies divergences de vues, allant parfois même jusqu’à l’insulte, opposaient ces deux magazines qui ne s’aimaient pas et, en vrai lecteur passionné de tout ce qui touchait au cinéma, j’avais souvent du mal à pencher pour les opinions de l’une plutôt qu’en faveur de celles de l’autre. C’était en tous cas intellectuellement passionnant. J’ai beaucoup grandi à la lecture de ces magazines. Lesquels m’ont surtout permis d’avoir un point de vue sur le monde, le cinéma étant avant tout une histoire de point de vue.

Aujourd’hui, quand je constate avec effarement combien ont mal vieilli certains films de Jean-Luc Godard ou de François Truffaut (cinéastes phares de la Nouvelle Vague, inattaquables aux yeux des Cahiers), combien ces films ne soutiennent plus la comparaison avec la pérenne pertinence de l’œuvre d’un Stanley Kubrick, je me dis que, vraiment, le plus souvent, c’est Michel Ciment qui avait raison.

Osez l’imprudence !

J’ai vu Bashung sur scène à deux reprises, au début et à la fin. La première fois, c’était dans mon patelin, au Théâtre communal de La Louvière. On était au milieu des années 80. Un copain, fan de rock et de punk, grand habitué des salles de concert, toujours au faîte de la moindre actualité musicale « digne de ce nom », m’y avait emmené. Le nom de Bashung ne m’était bien sûr pas étranger mais, à vrai dire, je ne le connaissais que très peu, n’ayant jamais acheté un seul de ses disques. En fait, ce concert constituait une véritable expérience pour moi qui, une fois n’était pas coutume, sortais des sentiers battus de la culture pop & rock plébiscitée à la radio ou à la télévision.

Alain Bashung n’en était pourtant plus à ses balbutiements. Après dix ans de galère et de compromis frustrants jusqu’à la résignation, il était sorti de l’anonymat avec deux énormes tubes, Gaby oh Gaby et Vertige de l’amour. Pour ensuite casser ces précieux cadeaux – détruire l’acquis pour s’en aller là où on ne l’attend pas, « oser l’imprudence », sera toujours une constante chez lui – et enchaîner des albums très personnels, totalement en marge, complètement casse-gueule qui se révélèrent presqu’à chaque fois autant de bides commerciaux. Et même si la critique autorisée encensait le plus souvent la singularité des textes de ses chansons alliée à une démarche authentiquement rock dans un paysage musical français très peu habitué à ça, Bashung continuait de marcher sur une ligne blanche, entre gouffre financier et vertiges alcoolisés, qui pouvait le voir disparaître du jour au lendemain.

La deuxième fois que je l’ai vu sur scène, à l’AB de Bruxelles, c’était peu avant qu’il meure d’un cancer du poumon. A la fin d’une trajectoire qui l’avait vu patiemment, progressivement, rigoureusement déployer une envergure qu’aucun de ses contemporains de la scène musicale française n’avait atteint. Aucun.

Comment en était-il arrivé là ? Comment moi j’avais vécu cette métamorphose ? En 86, j’avais fait la découverte d’un iconoclaste brandissant son rock non consensuel et ses calembours à la pelle, des jeux de mots souvent obscurs et parfois lourdingues, avec une singularité qui autorisait ma timide jeunesse à croire que j’étais dans le coup. Mon conformisme post-adolescent se devait d’aimer ce concert à la marge (ce qui ne fut pas vraiment le cas en réalité) pour que mon manque d’assurance de l’époque puisse s’affirmer sur la page des autres. En 2008, plus rien à voir : j’allais communier avec celui qui était devenu le plus grand chanteur français de sa génération et l’une de mes idoles.

Mais quelle putain de trajectoire que celle de Bashung ! D’année en année, d’album en album, Alain Bashung s’est acharné dans le domaine qui était le sien à se rapprocher de ce qu’il était vraiment, à aller jusqu’au bout de lui-même. Comme si sa vie se devait d’incarner le mot de Nietzsche : « Deviens qui tu es ! « . De jeune rebelle post-punk à la langue bien pendue (période Boris Bergman, parolier en chef, géniteur de trouvailles textuelles à la sulfateuse qui toutes, il faut bien l’avouer, n’ont pas atteint leur cible), Bashung s’est peu à peu mué en phénix renaissant sans cesse des cendres dans lesquelles on voulait l’immortaliser. Toujours ailleurs, toujours plus exigeant, toujours en recherche, obsédé par l’idée de ne jamais refaire ce qu’il avait déjà fait. Jusqu’à devenir une sorte de maître d’une musique des sphères. Un metteur-en-scène d’une production aux multiples collaborations et aux influences les plus diverses. Un porte-voix (et quelle voix !) d’une langue sublime, poétique dans la plus pure acceptation du terme (période Jean Fauque, bénie soit-elle). Une langue qui, au-delà d’un sens directement accessible, malaxée jusqu’à l’éclatement de la beauté, s’est ingéniée à agencer des mots d’où surgissent des sentiments, des interprétations multiples et toujours renouvelées, des émotions inscrites dans le marbre de nos mémoires.

En studio avec Bashung, le très beau livre que lui consacre Christophe Conte, revient sur ce parcours exceptionnel. Soulignant tout l’acharnement de cet homme, à travers ses albums successifs, à « devenir ce qu’il est ». N’épargnant aucun de ses excès, aucune de ses obsessions à se détruire, aucune de ses indécisions, de ses fulgurances, de ses sautes d’humeur, parfois même aucune de ses petites lâchetés. Traçant le portrait d’un artiste qui aura, à l’image d’un grand cinéaste, réussi à digérer la contribution de multiples collaborateurs pour construire une œuvre la plus personnelle qui soit. Et qui, un soir d’hiver à l’AB, chancelant sous des derniers assauts métastasés, me permit de vivre l’un des plus émouvants moments de ma vie.

Le roman de Vladimir

Le portrait d’un Poutine de fiction… sans doute plus vrai que nature. Giuliano Da Empoli, ancien conseiller politique de premier plan en Italie, nous fait bénéficier de son expérience du milieu en dessinant la galaxie de personnages qui tournent autour de l’astre Poutine. Tous sont réels, morts ou vivants. Seules les situations qui les relient sont inventées par l’auteur. C’est passionnant de bout en bout. Avec un constat en guise de prospective qui fait froid dans le dos…

Il faudrait toujours regarder l’origine des choses. Toutes les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces dernières années ont une origine militaire. Les ordinateurs ont été développés pendant la Deuxième Guerre Mondiale pour déchiffrer les codes ennemis. Internet comme moyen de communication en cas de guerre nucléaire, le GPS pour localiser les unités de combat, et ainsi de suite. Ce sont toutes des technologies de contrôle conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Seule une bande de Californiens défoncés au LSD pouvait être assez débile pour imaginer qu’un instrument inventé par des militaires se transformerait en outil d’émancipation. Et ils ont été nombreux à la croire.

Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-même. La vérité, c’est que la technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions pour l’émergence d’une mobilisation totale. Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des données a fait de l’humanité un seul système nerveux, un mécanisme fait de configurations standards prévisible comme une nuée d’oiseaux ou un banc de poissons (…)

Le KGB avait projeté dans les années cinquante un système pour ficher toutes les relations de chaque citoyen soviétique. Mais Facebook est allé beaucoup plus loin. Les Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureaucrates soviétiques (…)

Quand le prochain virus sortira d’un marché ou d’un laboratoire, quand Seattle, Hambourg ou Yokohama seront rasés par une bombe atomique sale ou par une attaque bactériologique, quand un simple petit garçon en proie au mal de vivre, au lieu d’ouvrir le feu sur sa classe, sera capable d’anéantir une ville, l’humanité entière ne demandera plus qu’une chose : être protégée (…)

Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir absolu. Un seul homme pourra alors dominer l’humanité entière. Et ce sera un individu quelconque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne résidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner.

Rossel 22

Couronné cette année par le prix le plus prestigieux de la littérature belge, Stéphane Lambert succombe dans L’Apocalypse heureuse à l’autofiction. Laquelle, centrée sur un drame de jeunesse et la mort imminente du père, ne m’aura, je l’avoue, que très moyennement ému. Sauf à accrocher cette « petite histoire » à la grande roue de ce monde qui s’écroule. Ce qui offre alors à l’auteur l’occasion de déployer un talent d’écrivain incontestable.

Malgré les funestes prévisions, je croyais encore à la nécessité de la littérature dans ce monde encombré de matérialité qui courait au désastre. A travers elle, la part immémoriale du vivant rappelait sa présence sous le trouble de l’agitation. Munis d’ailes fragiles, les livres échappaient à la lourdeur des temps. Enfant, je m’étais toujours demandé pourquoi j’étais né à cette époque et non à une autre, la sensation de vivre m’était si peu étrangère que j’étais persuadé d’avoir déjà vécu. Aujourd’hui, lorsque je repensais au devenir du monde, j’en arrivais toujours à la même conclusion. Dans ma tête, je retraçais le fil de l’évolution. Depuis l’émergence de notre espèce jusqu’à sa disparition sur l’entièreté du sol terrestre, il avait fallu des centaines d’années. De cette longue marche, une multitude d’ethnies étaient nées. Puis, en quelques siècles, par le progrès de la science, l’homme avait jeté des ponts entre ces cultures plurimillénaires et cette nouvelle circulation mondialisée avait transformé la diversité des peuples en une masse indifférenciée. La dynamique qui avait gouverné l’expansion planétaire s’était renversée contre nous. L’ogre que nous étions devenus était en train de se dévorer. Nous étions arrivés au bout de notre cycle : nous ne produisions plus que notre anéantissement (…)

Quoi qu’il arrive, me disais-je, il ne fallait pas se laisser impressionner par la peur. Le son du gong parvenait à s’insinuer dans le silence. Pourquoi la joie ne sommeillerait-elle pas dans la désolation ? A l’entrain qui emportait l’homme dans le précipice répondait la voix calme du poète. L’impuissance face à la décomposition s’incarnait en un chant de sagesse.

Stéphane Lambert, L’Apocalypse heureuse, Arléa, 2022.

Canon sur la chair

Voilà un essai ambitieux, complètement à contre-courant de l’époque. Son auteur, professeur de littérature française à l’Université de Columbia, y entend porter une charge héroïque et véhémente contre tous ceux qui aujourd’hui font le procès de la chair : Metoo, végans, technicistes de tous bords occupés à l’entreprise de robotisation du genre humain… C’est gonflé, violent, remarquablement érudit (souvent jusqu’à l’obscurité, Haziza se regardant souvent écrire comme on s’écoute parler). Avec toutefois ce précieux mérite, à mon humble sens : celui de rappeler notre nature animale que les temps dits nouveaux singent à éradiquer.

Nos sens sont bridés, et l’animal que nous sommes, soumis à un dressage dont la fin n’est plus de dompter le désir mais de l’annuler. Le monde confiné dans lequel nous vivons désormais n’est pas seulement triste ou claustrophobique : il est surtout insipide. Pourtant notre nature sauvage se rebiffe et le sang jaillit parfois à nouveau dans la cité pour transformer les pavés en îlots. Le présent livre, en explorant la fadeur contemporaine, raconte donc la guerre du sang et du plastique, de la cruauté et de la mièvrerie.

Le procès de la chair, David Haziza, Grasset, 2022.

Apocalypse Now

L’apocalypse, c’est pour dans pas longtemps ! Jamais la littérature n’a cessé de décrire les dérives du monde. A fortiori celui d’aujourd’hui, d’année en année toujours plus effrayant. Avec ses crises à répétitions, économique, politique, terroriste ou sanitaire. Avec son horizon climatique et nucléaire. Avec, en fait, ce sentiment de moins en moins diffus qu’on approche lentement mais sûrement de la fin.

Une foule de romans, des bons, des moins bons, tentent de dresser le portrait de ce monde qui fout le camp.

Parmi ceux-ci, Le monde après nous de l’américain Rumaan Alam et Et la forêt brûlera sous nos pas du suédois Jens Liljestrand. Le premier décrit à Long Island la cohabitation forcée et révélatrice de deux familles (une blanche et une noire) subitement confrontées à une menace ultime. Le second raconte la destinée de quatre personnages face à des incendies d’une ampleur insoupçonnée et dévastatrice en Suède. Et comme souvent, bien davantage que les infos, ça fait froid dans le dos…

Parce que la nature n’a que faire de nous. C’est la chose la plus importante, ce que nous devons tenter de comprendre.

La nature s’en fout.

Elle ne va pas te remercier parce que tu as acheté un véhicule hybride. Elle ne devient pas plus sympa parce que tu as installé un panneau solaire. Elle n’estime aucunement que tu peux te permettre de prendre l’avion pour aller voir ta sœur mourante si tu évites le transport aérien le reste de ta vie. Elle ne te donne pas un peu plus de pluie parce que tu t’es contenté d’avoir deux enfant, un seul, ou aucun. Elle n’absorbe ni plus ni moins de CO2 si tu vas voter. Elle n’épargne pas les récifs de corail, les glaciers et les forêts humides parce que tu persuades tes enfants de goûter à la bolognaise de quorn. Rien de ce que nous faisons aujourd’hui ne peut influer sur ce que nous vivons à l’heure actuelle, c’est la conséquence de décisions qui ont été prises et surtout qui n’ont pas été prises il y a dix, trente ou cinquante ans.

La nature ne négocie pas. On ne peut ni la convaincre, ni l’apaiser, ni la menacer. Nous sommes une catastrophe naturelle qui s’étend depuis dix mille ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive, mais pour la nature nous ne sommes qu’une ride sur la surface. Une broutille, un toussotement, un cauchemar dont on se souvient à peine.

Lorsque nous disons que nous sommes en train de « détruire la planète » ou « d’endommager la nature », c’est un mensonge égocentrique. Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d’y vivre.

Jens Liljestrand, Et la forêt brûlera sous nos pas, Autrement, 2022.

Le bonheur est à nier

Dans Philosophie Magazine, André-Comte Sponville nous donne son étonnante recette pour éviter une vie de malheur : si vous voulez vivre heureux, oubliez le bonheur ! Avec pour boussole d’une existence bien menée, la lucidité.

Les tragiques grecs avaient bien saisi que l’être humain n’est pas fait pour le bonheur ou la réussite, et c’est aussi une leçon de Pascal lorsqu’il écrit  » Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais »(…) Pascal est surtout quelqu’un de lucide sur la condition humaine : nous sommes incapables d’être heureux – c’est ce qu’il appelle la misère de l’homme – et nous faisons tout pour l’oublier – c’est ce qu’il appelle le divertissement. Cela n’empêche pas d’aimer la vie (…) Victor Hugo écrit joliment : « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. Il y a une forme de tristesse que nous recevons tous en partage, et qui n’est pas pathologique : elle est liée au tragique de notre condition.

André Comte-Sponville, Philosophie Magazine, Juillet-Août 22.

Si, dès que vous sentez poindre l’angoisse ou la mélancolie, vous téléphonez à une ami, vous allumez la télé, vous prenez de l’alcool ou un anxiolytique, cela signifie que vous refusez de vous confronter au tragique de la condition humaine. Vous vous donnez un tourbillon d’occupations pour oublier le peu que vous êtes et le rien qui vous attend. Cela relève de la fuite, de la facilité, voire du mensonge.

Idem.

La lucidité n’est rien d’autre que l’amour de la vérité, y compris lorsque celle-ci est désagréable.

Idem.

L’erreur est de considérer, quand la vie ne correspond pas à nos espoirs, que c’est la vie qui a tort. Mais la vie fait ce qu’elle peut. Quand elle ne correspond pas à nos espoirs, c’est-à-dire presque toujours, ce n’est pas la vie qui a tort, ce sont nos espoirs qui sont vains, mensongers, illusoires. Bref, il faut apprendre à aimer la vie telle qu’elle est (…) Mais je ne fais pas là l’apologie du fatalisme, bien au contraire, mais de la lucidité. Elle seule permet l’action efficace.

Idem.

Si cette vie est la seule que nous ayons, s’il n’y a rien à espérer après la mort, alors nous avons toutes les raisons d’essayer de la vivre au mieux. Cela me rappelle un slogan que l’on voyait sur les murs en 1968 : « Il y a une vie avant la mort. » C’est une sacrée leçon, et cela résume mon point de rupture avec le christianisme.

Idem.