Mauvais Allen (autobiographie)

Au mois de juin dernier est parue chez Stock la traduction française de l’autobiographie de Woody Allen intitulée Soit dit en passant. Autobiographie qui n’aura finalement été publiée par aucun éditeur aux Etats-Unis.

Aucun éditeur, en effet, n’a accepté de le publier, tous se refusant à prendre le risque de permettre à un « pédophile », si talentueux et célèbre soit-il, de s’exprimer en place publique. Et pour cause : ce sont les censeurs de cette même place publique (les réseaux sociaux, certains médias, la rumeur, bref le puritanisme pervers de la société américaine…) qui ont courageusement décrété d’envoyer sur l’île du Diable ce petit juif de Woody Allen, ignorant le verdict de la justice qui, elle, l’a totalement disculpé des accusations dont il faisait l’objet.

Allen ne subit d’ailleurs pas le seul ostracisme des éditeurs de livres, puisque plus aucun producteur de cinéma ne souhaite désormais financer ses films et nombre d’acteurs ou d’actrices refusent d’y tourner.

Je sais : un artiste se doit, comme tout le monde, de répondre de ses actes devant la justice et son statut particulier ne doit en aucun cas lui permettre d’y échapper. Cela va de soi. Je suis donc d’autant plus à l’aise pour évoquer l’artiste Woody Allen que celui-ci, au contraire de son collègue Roman Polanski, n’a pas fui la justice américaine, laquelle, je le répète, l’a définitivement innocenté. Dans une démocratie digne de ce nom, il ne devrait donc plus y avoir de débat. Et aucune maison d’édition ne devrait avoir le droit d’exercer sa censure.

Mais qui croira encore que c’est la justice qui fait la loi dans ce pays ?

Je devais avoir une petite vingtaine d’années quand pour la première fois j’ai vu des films de Woody Allen. Je me souviens surtout de Annie Hall et de Manhattan, que je viens de revoir avec émerveillement. Je sortais à l’époque d’une adolescence un peu compliquée qui m’avait perclus de doutes, chargé d’un lourd complexe d’infériorité et durablement rempli mes poches d’un fond de désespoir. En découvrant les films de Woody Allen, j’ai rencontré quelqu’un qui me ressemblait. Et qui pouvait, c’était loin d’être mon cas à l’époque, soulever et balancer tout ça au moyen de l’humour et du cinéma. Avec talent, créativité, sensibilité et intelligence. Avec bonheur.

En fait, je pourrais résumer en disant que Woody Allen m’a aidé à vivre.

Je suis aussi issu d’une famille où la culture, le champ culturel, ne constituait pas un milieu naturel. Les parents de mon père étaient des gens de la terre ou des usines, des paysans ou des ouvriers. Lire, écouter de la musique classique ou du jazz, aller au cinéma ou au musée, s’apparentait souvent dans leur esprit à de la fainéantise ou à de la prétention. Comme beaucoup de gens de sa génération née pendant ou juste après la guerre, mon père s’est patiemment extrait de cette destinée familiale en bénéficiant de l’ascenseur social des années 60 et il a progressivement pris la bonne habitude de passer une partie de ses heures de loisir à se cultiver. Toutefois, la culture est longtemps restée pour lui davantage un effort qu’une curiosité, davantage une exigence qu’un plaisir, une route tracée par d’autres, permettant de se hisser à leur niveau, plutôt qu’un chemin personnel. C’est un complexe d’infériorité sociale qui a fait grandir mon père. Dont j’ai hérité à l’adolescence.

Ce complexe, Woody Allen l’a éprouvé aussi au début de sa carrière. Il raconte dans son autobiographie combien la culture lui était restée étrangère toute sa jeunesse. Mais avec Annie Hall ou Manhattan, Allen a fait valdinguer ses doutes en se moquant allègrement du milieu intellectuel new-yorkais dont il souligne avec humour la vacuité et le snobisme. Voir le petit Woody, aussi drôle que désespéré, conscient jusqu’au fou rire de la vanité des choses humaines, mitraillant ses répliques hilarantes plus vite que les sous-titres, le voir se foutre de ces pédants citadins pérorant sur tout et n’importe quoi m’a permis, moi aussi, de croire que c’était possible. Que le monde n’appartenait pas qu’à eux, que je pouvais y tenir ma place.

Oui, les films de Woody Allen m’ont aidé à vivre. Ils m’ont aidé à affronter l’angoisse du temps qui passe (Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses sœurs), ou la peur de ne pas être aimé (Zelig). A conjurer la misère du réel (La Rose pourpre du Caire), la foire aux vanités (Stardust Memories, Celibrity), les travestissements du désir (Comédie érotique d’une nuit d’été, Maris et femmes, Match Point, Vicky Christina Barcelona), à balayer la paix des surfaces pour faire surgir les tourments des profondeurs (Intérieurs, September, Another Woman). Woody Allen a réussi tout ça, comme seul un grand artiste peut le faire.

Et rien que pour ça, ça valait la peine d’acheter son autobiographie.

La « belge » Annie Cordy

Le décès d’Annie Cordy aura une fois de plus prouvé, si besoin en était, que la Belgique, ça n’existe plus.

Le concert de louanges noir-jaune-rouge qui a accompagné chez nous sa disparition n’a cessé d’auréoler la charmante Annie d’une couronne royale qui la placerait désormais, à l’échelle de Brel, au panthéon des gloires nationales. Annie Cordy, symbole de la Belgique ? Annie Cordy, incarnation de la belgitude ?

Que nenni !

Car c’est une fois de plus ignorer que le nom d’Annie Cordy de l’autre côté de la frontière linguistique n’évoque pratiquement rien aux oreilles néerlandophones, et que si la bonne du curé a pu symboliser notre territoire, il ne peut s’agir en réalité que de sa partie francophone. C’est aussi oublier que ce fameux concept de « belgitude », prononcé ou écrit mille fois par les journalistes bruxellois et wallons ces derniers jours afin de rendre la Cordy plus belge que jamais, entendait souligner lorsqu’il fut formulé dès les années 70 très exactement le contraire de ce qu’on veut le voir signifier aujourd’hui, à savoir l’absence de réelle identité du Belge.

Il faudra un jour définitivement admettre que ce pays, où rien n’intéresse personne lorsqu’il s’agit de l’actualité de l’autre, est devenu une illusion, comme une toile de Magritte. Que nous manquons d’honnêteté pour définitivement le reconnaître. Et que la place accordée à chacune de nos prétendues gloires « nationales », surtout côté francophone, ignore l’existence même de la communauté d’en face.

On pourrait même se demander s’il n’y a pas là une forme de vestige d’arrogance francophone ?