Diego est mort

« Dieu est mort ! » a pu-t-on lire ces derniers jours dans la presse internationale, en un unanime élan journalistique censé rendre hommage à Diego Armando Maradona, « le plus grand footballeur de tous les temps ».

Ils sont marrants tout de même, ces journalistes sportifs. Qui s’entichent de la prose de Nietzsche pour célébrer leur Dieu et déplorer sa disparition. Un petit rappel toutefois à leur intention : loin de verser des larmes, le philosophe allemand, par la voix de son Zarathoustra, clamait bien au contraire son bonheur devant une telle nouvelle. Car si Dieu est mort, disait-il, les hommes désormais sont libres. Friedrich Nietzsche n’avait ainsi d’autres projet que de débarrasser ses contemporains de Celui qu’ils avaient eux-mêmes créé et devant Lequel ils soumettaient leur existence. Mais alors, et c’est là où je souhaiterais en venir, combien est-il surprenant de constater que le cri de joie nietzschéen s’est transformé aujourd’hui, au point d’exprimer le contraire, de pleurer Dieu, un autre Dieu, un Dieu du football, que la presse elle-même, dans la société qui est la sienne, a fabriqué. A fabriqué lentement, patiemment. Jusqu’à, c’est mon point de vue, le mettre à mort.

Maradona n’est pas seulement le meilleur joueur de foot que ma jeunesse a pu admirer. Il est aussi celui par lequel le football, à l’image de la société dans laquelle il évoluait, s’est transformé. De divertissement populaire, le foot est devenu, à partir des années 80, une gigantesque industrie, une « religion » (encore un terme pieu), une machine à fric. Avec toutes les déplorables conséquences dont les media dans leur globalité nous entretiennent sans cesse, sans jamais ou presque y porter un regard critique : starification absurde des joueurs ou des entraîneurs, inflation démesurée des prix des transferts et des salaires, théâtralisation des compétitions, sacralisation de l’identité des clubs dans un climat de guerre permanent, glorification d’un sport devenu opium du peuple, j’en passe et des plus insensées, entraînant une sorte d’idolâtrie tout droit dirigée vers un paradis le plus souvent inaccessible. Un paradis promis à un gamin surdoué issu des bidonvilles de Buenos Aires qui, lentement mais sûrement, deviendra un enfer.

Diego, tout au fond de son trou sans eau courante ni électricité, n’était pas prêt à affronter tout ça (l’argent facile, la gloire, les patrons véreux, la mafia, la drogue, les journalistes, …) Moitié ange, moitié démon (toujours en termes pieux) s’interroge la presse ? Coupable de sa déchéance ? Il faudrait plutôt s’interroger sur les véritables raisons de celle-ci.

Alors non, ce n’est pas Dieu qui est mort. C’est le petit Diego. Ce petit garçon photographié avec un ballon devant son taudis. Ce joueur sans égal qui un soir de Coupe d’Europe, pendant l’échauffement, devant des caméras admiratives, retrouvait pour un instant d’éternité le plaisir le plus pur, le bonheur de jouer.

L’Anomalie (roman)

Hervé Le Tellier trace le portrait d’une galerie de personnages contemporains, autant de vies qui, pour avoir été réunies lors d’un vol Paris- New York, vont se voir complètement bouleversées. Comme le destin de l’humanité toute entière. De quoi réfléchir, et l’auteur le fait avec une rare intelligence, sur le sens à donner à nos existences.

Un roman français absolument étonnant, passionnant, qu’on ne parvient pas à lâcher. Dont un des personnages, écrivain (une sorte de double de Le Tellier), juge ainsi ses contemporains :

Nous sommes prêts à tordre la réalité si l’enjeu est de ne pas perdre tout à fait. Nous voulons une réponse à la moindre de nos anxiétés, et un moyen de penser le monde sans remettre en cause nos valeurs, nos émotions, nos actions. Regardez le changement climatique. Nous n’écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans freins du carbone virtuel à partir d’énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s’éteindre. Rien ne bouge. Les riches comptent bien s’en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres sont réduits à espérer.

L’Anomalie, Hervé Le Tellier, Gallimard, 2020.

Je me suis trompé (2)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur le monde idéal. J’ai pensé longtemps qu’il était envisageable. Quand j’étais enfant, j’étais habité par une sorte de fantasme récurrent : je nourrissais l’espoir qu’un jour les gens autour de moi seraient débarrassés de toutes barrières, qu’ils vivraient nus (dans tous les sens du terme) dans la plus profonde vérité d’eux-mêmes, ne dissimulant aux autres rien de ce qu’ils étaient réellement. Je pensais qu’on pourrait vivre comme ça, comme dans des maisons de verre et que cette « vérité perpétuelle et intégrale » offerte à chacun permettrait à tous de mieux vivre ensemble. Mon désir d’absolu, bien compréhensible à l’âge qui était le mien, ressemblait au fond à la promesse des amants qui jurent de ne jamais rien se cacher. Ou au paradis qu’on m’avait enseigné.

Ce besoin d’absolu ne m’a pas quitté de sitôt. Mais il s’est transformé, a trouvé une traduction politique. Au moment de l’adolescence déjà, et puis surtout quand j’en suis sorti, j’ai continué à nourrir l’espoir d’un monde idéal, d’une société parfaite. Une société où le bien commun serait la priorité, où tous se montreraient affables, solidaires, liants et conscients d’appartenir à une communauté dépourvue de castes, de groupes, de différences. Et mes préférences politiques se sont progressivement et naturellement orientées vers une société sans classe, communiste. Ainsi, à vingt ans, mes guides avaient pour nom Marx, Lénine ou Trotski. A l’époque, au milieu des années 80, il était encore possible de voir en eux les plus brillants inspirateurs d’une justice sociale bafouée dans nos sociétés capitalistes, étrangers à toutes les dérives et autres trahisons que leur idéal s’était vu subir en Union Soviétique ou en République Populaire de Chine. Avec le temps, il m’a fallu toutefois admettre que ce paradis sans classe ne pouvait être qu’imposé et se révéler ici-bas un enfer pour tous ceux qui, comme moi, rêvaient enfant de vivre pleinement, ouvertement et le plus sincèrement possible en toute liberté.

Il y a eu ensuite une longue période de latence. Vingt ou trente années pendant lesquelles mes idéaux de jeunesse ont continué à se manifester, à s’accrocher à l’espoir d’un monde meilleur, à véhiculer l’image que je voulais montrer de moi. Et ce en dépit de très nombreux événements, de faits innombrables qui auraient dû me conduire, si je n’avais pas pris l’habitude de les rejeter au fond de ma mauvaise conscience de gauche, à changer mon point de vue. Il y a une phrase de Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, qui résume bien mon état d’esprit de l’époque et, je le pense, de celui de beaucoup de ceux qui me ressemblaient : « j’ai toujours préféré avoir tort avec Jean-Paul Sartre plutôt que raison avec Raymond Aron. » Histoire d’y croire encore, sans doute.

Aujourd’hui, bien sûr, je ne pense plus qu’une société idéale soit envisageable. Je pense surtout que ma vision des choses, idéaliste, était biaisée dès le départ. Que croire au paradis sur terre, c’est encore croire au paradis, se mettre en quête d’un arrière-monde, et que cela témoigne avant tout d’une volonté d’ignorer la réalité, d’y échapper. Alors que cette réalité, quoi qu’on puisse imaginer, implique que l’on compose avec elle. C’est ce que nous enseignait le Zarathoustra de Nietzsche : « Contente-toi du monde tel qu’il est ».

Il y a une chose désormais qui me paraît fondamentale, une vérité toute simple à laquelle je reviens sans cesse : notre état de nature, la persistance animale de notre condition humaine, les tensions qui nous habitent depuis toujours entre notre idéal d’élévation et les instincts primitifs qui restent les nôtres. Ces instincts qui font de l’Autre une potentielle menace, un espace à conquérir, et qui nous invitent à nous regrouper, à nous distinguer dans des territoires, derrière des drapeaux, n’envisageant le bien commun qu’en-deçà des limites des communautés que nous avons créées. Toute l’histoire humaine le démontre. Ces tensions, parfois, se relâchent. Puis reprennent de plus belle. Comme aujourd’hui. Loin, très loin d’une société idéale. Loin, très loin des maisons de verre de mon enfance.

Crénom, Baudelaire ! (roman)

« Une crapule de génie ». Jean Teulé nous brosse, à sa jouissive manière, le portrait de Charles Baudelaire. Qui fut le premier des poètes à avoir craché au visage de la société de son époque la face cachée de l’existence, l’horreur de certaines turpitudes humaines ou la tragédie sans lyrisme du temps qui passe et détruit tout. Ce qui rend son œuvre inégalable. Mais ce qui n’empêche pas, et l’humour punk de Teulé s’attache à nous en faire la démonstration, que l’homme était une authentique saloperie.

Un sale type, ce Baudelaire. Candidat de première ligne pour la « cancel culture » de notre formidable époque. Dandy méprisant, haineux du genre humain, provocateur impitoyable, misogyne, érotomane, suçant comme un vampire l’argent de sa mère pour avaler des quantités invraisemblables d’opium, aimanté par le sordide qu’il digérât avec délectation pour le chier sur l’hypocrisie bourgeoise de ses contemporains. Un sale type oui, mais un génie. Sans pareil pour mettre en terrible musique notre ennui, notre impuissance, notre insignifiance, notre bassesse, nos déchéances, nos destins tragiques de futures charognes.

Un sale type. Un génie. Qui si bien a su décrire le Spleen :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Je me suis trompé (1)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur la société idéale, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur Dieu. Quand j’étais petit, j’y croyais. J’y croyais même dur comme fer. Tous les jours, tous les soirs, je faisais mes prières. Je demandais grâce à Dieu, j’allais régulièrement « à confesse ». Mes parents m’avaient inscrit dans une école catholique. Davantage par tradition, pour ne pas affronter le quand-dira-t-on, que par conviction. Ils croyaient en Dieu tous les deux mais ne lui consacraient guère de temps. Ils n’allaient pas à la messe le dimanche. Jamais. Il ne fréquentaient les églises que lors des baptêmes, des communions, des mariages ou des enterrements. Moi j’y suis allé le dimanche pendant tout un temps, le curé de mon village qui m’enseignait le catéchisme m’y obligeait. Mais je ne le vivais pas comme une obligation, j’aimais ça, vraiment. Je lisais des extraits de la Bible, j’avais un crucifix dans ma chambre, je m’agenouillais avant de m’endormir, tout occupé à faire la comptabilité de mes pêchés de la journée avant de m’infliger pénitence. J’ai même été enfant de cœur. Et la nuit, dans la mystérieuse obscurité de ma chambre, je parlais à Dieu le père.

Plus tard, à l’adolescence, ça m’est passé. Et si j’ai nourri encore quelques doutes jusqu’à mes dix-huit ans, ceux-ci ont complètement disparu par la suite.

Il y a longtemps que je ne crois plus en Dieu. En aucun des Dieux sur terre, nés tous selon moi de l’imagination angoissée des hommes, cette angoisse qui m’étreignait dès mon enfance. Je ne crois surtout pas que ce Dieu qu’on me qualifiait infiniment bon nous ait créé à son image comme me l’enseignait ma religion catholique, mais bien plutôt que ce sont les hommes eux-mêmes qui ont créé Dieu en réaction à la leur. Il n’y a pas une journée, surtout en ces temps obscurs, qui ne vienne me le confirmer.

Bien sûr, m’objectera-t-on parmi les innombrables troupeaux de brebis fidèles, seul un aveuglement égocentrique et vaniteux m’autorise à affirmer avec tant de certitude que Dieu n’existe pas. Peut-être. Peut-être, oui… Mais c’est comme ça, je n’y peux rien : tout dans mon existence m’a conduit et me conduit toujours davantage à ne pas croire, à penser au contraire avec la plus profonde et la plus tenace des convictions que tout n’est que matière et hasard, que notre existence n’a aucun sens et que l’univers dans son infinitude ignore avec la plus complète indifférence l’importance que nous continuons à accorder à notre insignifiante destinée humaine.