Me, myself and I (essai)

« Totalitarisme de la multitude », « sphérisation de la vie », « déni d’autrui », « outrecuidance de soi », « triomphe de la suffisance humaine et de la vanité sur la responsabilité », « effondrement d’un monde commun »… Voilà quelques-unes des observations et des conclusions tirées par le philosophe Eric Sadin, penseur du numérique, dans son dernier essai consacré aux conséquences de l’apparition successive d’internet et du smartphone dans une économie mondialisée et ultralibérale. Une lecture absolument passionnante. Une analyse pénétrante des forces à l’œuvre de notre temps. Laissant entrevoir des perspectives terrifiantes.

Cet écartèlement vécu par la majorité entre le constat de ne plus s’appartenir, de faire l’objet de pressions permanentes dans l’exercice du travail, d’être confronté à des situations de plus en plus rudes et précaires, à des difficultés de boucler les fins de mois, d’assister à une continuelle aggravation des inégalités, au recul des services publics et du principe de la solidarité et le fait de se retrouver équipé de technologies de facilitation de l’existence, d’accès immédiat à l’information, de formulation de ses opinions, de mise en relation entre les personnes et donnant le sentiment de bénéficier de davantage d’autonomie, caractérise en propre notre condition individuelle et collective présente. Comment ne pas saisir les ferments volcaniques qu’une telle tension, qu’une telle dichotomie, ne cessent de faire germer ?

L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, Eric Sadin, Grasset, 2020.

Ce serait ça « l’ère de l’individu tyran » : l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout sous-bassement commun pour laisser place à une fourmillement d’être épars qui s’estiment dorénavant représenter l’unique source formative de référence et occuper de droit une position prépondérante. C’est comme si, en une vingtaine d’années, l’entrecroisement entre l’horizontalisation des réseaux et le déchaînement des logiques libérales, ayant loué la « responsabilisation » individuelle, en était arrivé à une atomisation des sujets incapables de nouer entre eux des liens constructifs et durables, pour faire prévaloir des revendications prioritairement rabattues sur leurs propres biographies et conditions.

Idem.

A cet effet, devant la formation à grande vitesse de ce milieu au sein duquel tant de corps et d’esprits s’imaginent toujours plus maîtres en leur royaume, faut-il commencer par affirmer, haut et fort, que quelque chose toujours nous dépasse et nous oblige. Ce, en dépit de notre singularité, qu’on ne fera jamais assez parler, dont nous devons défendre la manifestation sous toutes ses formes, elle constitue notre voix propre, notre honneur – mais à l’intérieur d’un cadre partagé. Car il existe des valeurs transcendantes, celle de notre humanité, de notre commune humanité, qui, au-delà de nos irréductibles subjectivités, suppose une société d’âmes restant unies par un principe non-dit et qui doit être tenu pour inaliénable, à savoir que « l’individu ne peut avoir raison indéfiniment contre l’humanité » (Jules Romains).

Idem.

Un mouvement est enclenché, et il ne s’arrêtera plus. Il ne fera que s’intensifier et s’accélérer. Au point de bientôt voir deux réalités bien distinctes apparaître. D’un côté, l’ordre collectif, structuré par des usages, des règles, des lois. De l’autre, la multitude des individus faits de leur singularité, de leur biographie et de leurs inclinations. Chacune ne cessant d’être en continuelle interrelation mais suivant une dynamique qui perdra régulièrement en intensité, faisant peu à peu se substituer au principe d’une communauté de citoyens unis par quelques valeurs fondamentales et décidés à peser de concert et dans la contradiction sur leur devenir, celui d’une nuée de présences s’en remettant, bon gré mal gré et avant toute chose, à leurs désirs, à leurs préférences et à leur seul ressort.

Idem.

C’est seulement aujourd’hui que nous comprenons que leur singulière combinaison (internet + téléphone portable) allait prioritairement conduire à ce que les utilisateurs se considèrent comme étant dorénavant dotés d’attributs supposés leur procurer des marges accrues d’autonomie, un surcroit de souveraineté, concourant de façon toujours plus consistante au long des années à générer la formation d’une nouvelle psyché des individus.

Idem.

Aujourd’hui, nous passons de l’ère moderne – ayant vu les citoyens chercher à affirmer leur singularité et à défendre leurs intérêts, mais tenus de se référer d’une façon ou d’une autre à un registre de codes partagés – au stade d’une prolifération d’individus non pas isolés mais autarciques (…) Et alors, l’individualisme démocratique – fondé sur la libre expression des subjectivités, l’impératif de mener une vie sociale à diverses fins faites de rencontres plus ou moins fortuites, de découvertes bienvenues, mais aussi de déconvenues – s’efface pour laisser surgir un milieu où les êtres évoluent comme en parallèle les uns des autres, où ils sont promis à ne se côtoyer que si l’éventualité recouvre a priori une pertinence et où leur action emprunte à chaque fois le meilleur cours programmé.

Idem.

(Nous assistons aujourd’hui à) un divorce massif entre les individus et l’ordonnancement collectif, à l’apparition foisonnantes de fractures subjectives craquelant de partout le socle commun. C’est alors tout ce qui structure la vie sociale qui se voit exclu du champ de l’attention ou qui se trouve résolument rejeté. De façon mécanique, une dimension fondamentale vient à s’effriter : le principe d’autorité. C’est-à-dire le fait de reconnaître à certaines institutions la prérogative d’assurer la cohésion de la communauté politique, et à moult personnes, des compétences spécifiques permettant à chacun, en diverses occasions, d’évoluer en s’appuyant sur plus qualifié que soi.

Idem.

Il s’est opéré une bascule dans l’histoire de l’individualisme, ne voyant plus les êtres libres d’agir au sein d’un ensemble commun, mais vérifiant dans leur chair et leur esprit la sommation faite depuis de longues décennies de s’en remettre prioritairement à leurs propres forces, ayant affaibli les liens d’interdépendance et fait, consciemment ou non, de l’isolement la sensation première. Aujourd’hui, nous vivons le stade oxymorique d’un isolement collectif.