Rossel 22

Couronné cette année par le prix le plus prestigieux de la littérature belge, Stéphane Lambert succombe dans L’Apocalypse heureuse à l’autofiction. Laquelle, centrée sur un drame de jeunesse et la mort imminente du père, ne m’aura, je l’avoue, que très moyennement ému. Sauf à accrocher cette « petite histoire » à la grande roue de ce monde qui s’écroule. Ce qui offre alors à l’auteur l’occasion de déployer un talent d’écrivain incontestable.

Malgré les funestes prévisions, je croyais encore à la nécessité de la littérature dans ce monde encombré de matérialité qui courait au désastre. A travers elle, la part immémoriale du vivant rappelait sa présence sous le trouble de l’agitation. Munis d’ailes fragiles, les livres échappaient à la lourdeur des temps. Enfant, je m’étais toujours demandé pourquoi j’étais né à cette époque et non à une autre, la sensation de vivre m’était si peu étrangère que j’étais persuadé d’avoir déjà vécu. Aujourd’hui, lorsque je repensais au devenir du monde, j’en arrivais toujours à la même conclusion. Dans ma tête, je retraçais le fil de l’évolution. Depuis l’émergence de notre espèce jusqu’à sa disparition sur l’entièreté du sol terrestre, il avait fallu des centaines d’années. De cette longue marche, une multitude d’ethnies étaient nées. Puis, en quelques siècles, par le progrès de la science, l’homme avait jeté des ponts entre ces cultures plurimillénaires et cette nouvelle circulation mondialisée avait transformé la diversité des peuples en une masse indifférenciée. La dynamique qui avait gouverné l’expansion planétaire s’était renversée contre nous. L’ogre que nous étions devenus était en train de se dévorer. Nous étions arrivés au bout de notre cycle : nous ne produisions plus que notre anéantissement (…)

Quoi qu’il arrive, me disais-je, il ne fallait pas se laisser impressionner par la peur. Le son du gong parvenait à s’insinuer dans le silence. Pourquoi la joie ne sommeillerait-elle pas dans la désolation ? A l’entrain qui emportait l’homme dans le précipice répondait la voix calme du poète. L’impuissance face à la décomposition s’incarnait en un chant de sagesse.

Stéphane Lambert, L’Apocalypse heureuse, Arléa, 2022.

Canon sur la chair

Voilà un essai ambitieux, complètement à contre-courant de l’époque. Son auteur, professeur de littérature française à l’Université de Columbia, y entend porter une charge héroïque et véhémente contre tous ceux qui aujourd’hui font le procès de la chair : Metoo, végans, technicistes de tous bords occupés à l’entreprise de robotisation du genre humain… C’est gonflé, violent, remarquablement érudit (souvent jusqu’à l’obscurité, Haziza se regardant souvent écrire comme on s’écoute parler). Avec toutefois ce précieux mérite, à mon humble sens : celui de rappeler notre nature animale que les temps dits nouveaux singent à éradiquer.

Nos sens sont bridés, et l’animal que nous sommes, soumis à un dressage dont la fin n’est plus de dompter le désir mais de l’annuler. Le monde confiné dans lequel nous vivons désormais n’est pas seulement triste ou claustrophobique : il est surtout insipide. Pourtant notre nature sauvage se rebiffe et le sang jaillit parfois à nouveau dans la cité pour transformer les pavés en îlots. Le présent livre, en explorant la fadeur contemporaine, raconte donc la guerre du sang et du plastique, de la cruauté et de la mièvrerie.

Le procès de la chair, David Haziza, Grasset, 2022.