Ulysse. L’aventure humaine (3)

Le long voyage d’Ulysse à travers la Méditerranée

Sans-nom, sans visage

Ulysse parvient aux Enfers, le pays des morts (au Cap Misène, dans la baie de Naples). Il accomplit les rites nécessaires et voit alors venir à lui la foule innombrable de ceux qui ne sont « personne », les sans-nom, ceux qui n’ont plus de visage, qui ne sont plus visibles, qui ne sont plus rien. De cette masse informe, de ce magma âcre et sordide monte une rumeur terrifiante car aucune de ces ombres n’est plus en capacité de parler. Ulysse tremble d’effroi, craint de disparaître à son tour. C’est alors qu’apparaît Tirésias, un devin aveugle, qui le rassure, lui annonce qu’il finira par rentrer chez lui auprès de sa femme Pénélope et de son fils Télémaque. Tirésias lui donne aussi des nouvelles de ceux et celles qu’Ulysse a perdus. Il apprend ainsi la mort d’Agamemnon. Il aperçoit, terriblement ému, l’ombre de sa mère. Et Achille vient à lui parler. Achille, dont la gloire est immense, lui avoue avoir changer d’avis : il préfèrerait aujourd’hui être le dernier des paysans, certes boueux et anonyme mais encore en vie, plutôt que le guerrier célèbre qu’il est devenu, enfermé dans les ténèbres de l’Hadès. Achille affirme ainsi dans l’Odyssée exactement le contraire de ce qu’il proclamait dans l’Iliade.

Ulysse n’oubliera jamais la leçon de cet étonnant revirement face à la mort, au sens qu’elle donne à l’existence. Il reprend la route avec ses compagnons. Repasse chez Circé. Qui lui indique le chemin à suivre. Au programme : les Sirènes, les Planctes et Charybde et Scylla. Pas du gâteau…

Sirènes hurlantes

Les Sirènes d’abord (dans l’archipel des Galli, au large de la côte amalfitaine). Dont les chants charment tous les navigateurs et attirent leurs embarcations jusqu’à se fracasser sur les côtes ! Comment y échapper ? Comment éviter une mort certaine ? En se bouchant les oreilles, a conseillé Circé. C’est ce que vont faire tous les hommes d’Ulysse… sauf Ulysse lui-même ! Car Ulysse, s’il est bien l’homme de la mémoire et de la fidélité, est aussi l’homme de la connaissance. Il veut savoir, y compris ce qu’il ne doit pas connaître. Il exige ainsi d’être attaché au mât de son bateau pour entendre le chant de ces femmes-oiseaux. Et que chantent-elles ces Sirènes ? Elles disent qu’elles vont tout lui dire, dire toute la vérité, chanter la gloire des héros et sa propre gloire. Mais les îles des Sirènes sont entourées de centaines de cadavres en décomposition, autant de corps de marins victimes de leur chants envoûtants. Ainsi, les Sirènes sont à la fois l’appel du désir de savoir, l’attirance érotique, et la mort. Elles attirent Ulysse vers son trépas qui sera, affirment-elles, la consécration de sa gloire. Cette gloire dont Achille ne voulait plus. Ulysse, envoûté par les chants, exigent de ses hommes qu’ils le détachent du mât. Mais ils resserrent ses liens. Et l’embarcation poursuit sa route vers les Planctes.

Il va falloir maintenant éviter ces roches errantes extrêmement dangereuses, qui se rejoignent et s’entrechoquent comme des météores. Seule solution : naviguer entre Charybde et Scylla (postés de part et d’autre du détroit de Messine, entre la Sicile et la Botte). Charybde ? Un gouffre qui engloutit tout. Scylla ? Une gigantesque roche qui monte vers le ciel avec un monstre à six têtes et douze pattes de chien qui vous dévore. Bref, va falloir choisir entre un trou noir et Alien.

Ulysse y parviendra comme par miracle. En doublant d’abord le rocher de Scylla. Non sans mal : six de ses marins seront dévorés par le monstre. En évitant ensuite le tourbillon de Charybde. Pour enfin se diriger vers la terre d’Hélios, l’île du dieu Soleil (la Sicile).

Sacré profane

Il y a là des troupeaux divins, immortels, au nombre fixe des jours de l’année. Tirésias avait prévenu Ulysse : surtout ne pas toucher à ces animaux superbes ! Auquel cas il ne rentrerait jamais chez lui. Ulysse interdit dès lors à ses hommes d’accoster afin qu’ils ne touchent point à ces animaux sacrés. Mais épuisés et affamés par tant d’épreuves, ils supplient de mettre pied à terre. Ulysse finit par accepter mais leur réitère l’interdiction et les enjoint à se contenter de la nourriture que Circé leur a fournit pour leur voyage.

Un imprévu de plus va cependant prolonger leur séjour sur l’île du Soleil : une nouvelle tempête. Qui va souffler plusieurs jours durant. Et affamer tout l’équipage. Et Ulysse va se rendre coupable d’une nouvelle erreur : il se retire au sommet de l’île pour réfléchir à ce qu’il y a lieu de faire… et s’endort, piégé par une nuit de sommeil envoyée par les Dieux. Ses hommes en profitent alors pour commettre l’irréparable : chasser et manger plusieurs animaux sacrés. S’ensuit une scène complètement surréaliste : découpés, cuits et mangés, les bœufs, immortels, continuent de meugler !

Ulysse se réveille, peste contre les dieux et pousse une gueulante contre ses hommes. Des hommes qui, en confondant la chasse et le sacrifice, le sauvage et le civilisé, le profane et le sacré, se sont rendus coupables d’un véritable sacrilège. Ce qui ne les empêche pas de continuer à faire banquet avant de reprendre la mer.

Tirés d’affaire, pensent-ils. Que nenni ! Car le Dieu Soleil, Hélios, qui voit tout, à l’œil duquel rien n’échappe, exige de Zeus qu’il punisse ces hommes qui ont tué ses troupeaux. Sinon quoi ? Sinon, Hélios cessera d’éclairer les dieux et les hommes et s’en ira jeter sa lumière sur les ténèbres de l’Hadès ! Apocalyptique présage. Que Zeus veut à tout prix éviter. Alors, il met le paquet : dès que l’embarcation d’Ulysse quitte l’île, les vagues se soulèvent, la foudre s’abat sur le navire qui éclate en mille morceaux. Ulysse, seul rescapé, accroché à un bout de bois, va ainsi dériver. Jusqu’à une nouvelle île, celle de Calypso (aujourd’hui Gozo, au large de Malte, à moins que ce soit – les interprétations divergent – dans le détroit de Gibraltar comme l’indique la carte ci-dessus).

Là, au milieu de nulle part, Ulysse va rester dix longues années…