Ulysse. L’aventure humaine (4)

Le long voyage d’Ulysse à travers la Méditerranée

Nulle part au paradis

Ulysse est désormais seul au monde. Tout son équipage, tous ceux qui l’accompagnaient depuis le départ de Troie sont morts. Péniblement accroché au mât de son embarcation, il dérive pendant neuf jours et neuf nuits. Pour échouer au bout du monde, au milieu de nulle part, sur un bout de terre, une île encore, celle de Calypso, séparée des dieux et des hommes par l’immensité marine. Epuisé, Ulysse est recueilli par Calypso elle-même (c’est elle qui vient à lui, contrairement à Circé qui l’avait insidieusement attiré).

Ulysse va rester là une éternité. Dix longues années, dit-on, dans un endroit qui n’en est pas un, où le temps en vérité n’existe pas. Chaque jour y est semblable au précédent. Rien ne se passe. Rien si ce n’est un tête-à-tête amoureux avec Calypso. Dans une solitude totale, à deux. Calypso n’est qu’amour et sollicitude pour Ulysse. Mais elle est aussi, comme son nom l’indique en grec ancien, celle qui est cachée en dehors de tout et qui cache Ulysse à tous les regards. Bref, elle le veut pour elle.

En réalité, l’Odyssée d’Homère, avant un long flash-back qui nous ramène à Troie, commence ici : sur une plage de l’île de Calypso. Ulysse s’y sent désespérément seul. Il veut rentrer chez lui. Retrouver sa vie passée, sa femme Pénélope, son fils Télémaque. Il pleure et ses larmes vont toucher Athéna. C’est elle qui va lui permettre de rentrer à Ithaque. Profitant de l’absence de Poséidon qui est allé s’encanailler à l’autre bout du monde, elle interfère auprès de son père afin qu’il libère Ulysse. Tous les héros de Troie restés vivants sont rentrés chez eux, lui dit-elle, tous sauf Ulysse. Ce n’est pas juste. Zeus, qui ne peut rien refuser à sa fille préférée, accepte de le libérer. Il envoie Hermès dire à Calypso que cela n’a que trop durer. Mais Calypso ne croit pas un seul instant en la mansuétude de Zeus. Elle sait que s’il a accepté la demande d’Athéna, c’est parce qu’il est jaloux, jaloux du bonheur vécu par Calypso avec ce mortel. Mais Calypso n’a pas le choix. Et Ulysse s’en va.

Calypso n’avait qu’un espoir : enlever de la tête d’Ulysse l’idée du retour. Faire en sorte qu’il ne se souvienne plus de qui il était. Au pays des morts, Achille lui avait avoué combien il regrettait son choix, lui qui n’était plus devenu qu’une ombre anonyme, dépourvu de souvenirs. Calypso lui a proposé de vivre avec elle, éternellement, toujours jeune et immortel, comme les dieux. Mais Ulysse est un homme et tient à le rester. Or, un homme, ça se souvient. Et ça rentre chez lui.

La grande leçon de l’Odyssée est donc bien celle-ci : Ulysse est l’homme qui accepte toutes les épreuves, toutes les souffrances pour réaliser son destin, à savoir ne jamais renoncer à revenir, à se retrouver, même après avoir été jeté aux frontières de l’humain (chez les Cimmériens, chez les Sirènes). S’il était resté auprès de Calypso, il n’y aurait plus eu d’Ulysse, il n’y aurait plus eu d’Odyssée. Il n’y aurait plus eu qu’un immortel sans nom. En rentrant, Ulysse reste ce qu’il est : un mortel couronné de gloire. Et tant pis si Calypso est plus belle que Pénélope. Car « Pénélope, dit-il, c’est ma femme, c’est ma vie ». Et Calypso ne peut que s’incliner.

Nu est invisible

Une étape encore se dresse toutefois sur le chemin du retour : après plusieurs jours de navigation sur un radeau de fortune (que Calypso l’a aidé à construire), Ulysse est sur le point d’aborder l’île des Phéaciens (Corfou). Mais Poséidon, de retour sur l’Olympe, l’aperçoit. Il entre alors dans une de ces colères dont il a l’exclusivité. Et le dieu de la mer de pulvériser le radeau d’Ulysse ! Qui n’a d’autre choix que de nager contre des flots déchaînés. C’est alors qu’une autre divinité lui vient en aide, Ino Leucothée (sœur de Dionysos), spécialisée dans le sauvetage des naufragés (ils seraient bien nombreux aujourd’hui à avoir besoin d’elle). Elle lui tend une écharpe, une sorte de ceinture qui va le sauver mais qu’il devra, lui dit-elle, rejeter à la mer une fois mis pied à terre. Après moult essais infructueux, Ulysse parvient à rejoindre un petit port de l’île. Il se cache sous un feuillage et Athéna, toujours protectrice, l’endort.

Mais qui sont au juste ces Phéaciens ? Ce sont des passeurs. Ils disposent de bateaux magiques qui filent à toute vitesse dans toutes les directions souhaitées sans qu’on ait besoin de les diriger ni même de les propulser (un rêve à la Elon Musk, somme toute). Aucun homme ne s’est jamais aventuré sur cette île. Ulysse est donc le premier.

Dans le palais de l’île, la fille du roi, Nausicaa, en âge de se marier, a rêvé pendant la nuit d’un mari possible. Elle décide d’aller faire sa toilette en compagnie de ses servantes près d’un torrent d’eaux claires. Elles y jouent et y font beaucoup de bruit. Ce qui réveille Ulysse. Il sort de son feuillage, nu comme un ver, sale comme un mendiant, absolument repoussant. Les servantes l’aperçoivent, prennent peur et s’enfuient. Mais pas Nausicaa. Ulysse alors lui parle, lui dit combien il est émerveillé par sa beauté. Nausicaa, forcément, apprécie grandement ces paroles. Elle rappelle ses servantes, leur demande de s’occuper de lui. Elles le lavent et lui donnent des vêtements. Et Athéna de finir le travail en le rendant plus beau, plus fort et plus jeune que jamais. Grandit alors chez Nausicaa le sentiment qu’elle vient peut-être de rencontrer l’homme de sa vie.

Nausicaa explique alors à Ulysse ce qu’il doit faire : il doit se rendre au palais afin de rencontrer son père, le roi Alcinoos, et sa mère, la reine Arétè, pour leur demander l’hospitalité. Mais il doit le faire sans que personne ne le voie, et surtout pas en sa compagnie. Athéna se charge de le rendre invisible et lui demande de ne regarder personne. Car pour être invisible, lui affirme-t-elle, il ne faut jamais regarder autrui (une leçon à méditer chaque fois que la vie vous mène dans un troupeau de courtisans).

Ulysse respecte toutes ces recommandations. Il entre au palais, traverse la foule qui ne le voit pas et se jette aux pieds de la reine. C’est seulement à ce moment-là qu’il apparaît aux Phéaciens, stupéfaits. Le roi et la reine l’accueillent, organisent pour lui une fête en son honneur, une fête lors de laquelle Ulysse fait montre de qualités athlétiques exceptionnelles. On fait venir un poète qui chante la Guerre de Troie. Et le roi de bientôt constater combien Ulysse s’en trouve ému. Alcinoos comprend alors que celui qu’il a accueilli est un héros de Troie. Ce qui conduit Ulysse à révéler sa véritable identité.

Bouleversé par son récit, par tant de gloire face aux obstacles du destin, le roi décide de ramener Ulysse à Ithaque. Non sans tristesse car en gagnant la compagnie et l’amitié de son hôte prestigieux, il perd un merveilleux mari pour sa fille. Mais Ulysse veut à tout prix retrouver son pays, son épouse, sa vie. Quitter ces lieux de nulle part pour retrouver le monde des humains. On prépare un bateau, un de ces super engins préprogrammés. Et Ulysse va enfin, enfin rentrer chez lui.