Je me suis trompé (6)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur la mort. Tout au moins, à son prégnant égard, j’ai radicalement revu mon point de vue. Comme Achille.

Dans l’Odyssée d’Homère, au moment où, après avoir quitté la magicienne Circé, Ulysse poursuit son aventure aux frontières du monde des morts, il voit venir à lui la foule de ceux qui ne sont personne, les sans-nom, ceux qui n’ont plus de visage, qui ne sont plus visibles, qui ne sont plus rien. Il revoit ainsi sa mère. Et Achille vient à lui parler. Achille, le héros de la Guerre de Troie, mort au combat, en pleine jeunesse, dont la gloire est immense. Et que dit Achille à Ulysse ? Il lui dit qu’il regrette ! Qu’il préfèrerait être le dernier des paysans boueux encore en vie plutôt qu’être enfermé dans les ténèbres du royaume d’Hadès, le dieu des Enfers. Achille dit ainsi à Ulysse exactement le contraire de ce qu’il disait dans l’Iliade, lorsqu’il était encore vivant : il voulait alors mourir jeune en pleine gloire, désormais il ne souhaiterait qu’une seule chose, continuer à vivre, le plus longtemps possible, même dans le plus parfait anonymat.

Les grands mythes grecs continuent de nous éclairer de leur sagesse antique. Achille vivant n’avait donc qu’une quête : l’immortalité. La gloire éternelle au mépris de la mort. Achille se moque de la mort. Il la brave. Sa fougue, sa jeunesse la tiennent éloignée. Pour le plus grand des guerriers, en dehors de l’éternelle renommée qu’elle peut lui offrir, la mort n’a guère de sens. Et c’est bien le privilège de la jeunesse que de se croire immortel, d’ignorer ainsi la tragédie de la destinée de chacun d’entre nous.

Ce privilège fut aussi le mien, qui n’ai certes pas fait l’illustre Guerre de Troie : je me foutais de ma fin, je n’avais que faim en la vie. En son intensité. En son cœur battant. En ses instants d’éternité. La mort, absurde, injuste, implacable, je ne l’envisageais que par la haine. Elle ôtait, pensais-je alors, tout sens à mon existence. Et ma conclusion était simple ; il fallait que j’en profite, que j’en profite un max, que je cueille l’ivresse de jours sans fin.

Aujourd’hui, je le sais : je m’illusionnais.

Car avec le temps, j’ai peu à peu compris que la mort n’empêche nullement la vie d’avoir un sens. Bien au contraire. C’est la mort elle-même qui donne sa signification à l’existence. En la limitant, en faisant de nous des Ulysse (mortel en pleine aventure humaine) plutôt que des Achille (dieu sans plus aucune perspective qu’un ennui immortel), la mort elle seule nous permet de faire quelque chose de notre vie. C’est le paradoxe tragique dont l’insidieuse portée ne nous est rendue accessible que par le temps passé.

Paradoxe d’autant plus tragique que le temps d’apprendre à vivre, comme disait Aragon, il est déjà trop tard. Et comme l’évoque l’aveu d’Achille à Ulysse, sur la tombe de nos souvenirs fleurissent alors bien des regrets.

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