Zeus, le roi et l’ordre

Pour vaincre les Titans, point d’idéologie. Du pragmatisme, de la diplomatie d’intérêts communs, de la real politik. Zeus a ainsi fait usage de son sens aiguisé en la matière, à l’image d’un véritable parrain de la mafia (« Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus près »). De la sorte, il a obtenu le soutient d’un certain nombre de forces titanesques, dont celui de la déesse Styx, fleuve qui coule dans le Tartare et qui surgit parfois à la surface de la terre. Mais pas tout à fait avec les mêmes vertus naturelles et minérales qu’une bouteille de Spa Reine : ses eaux sont en effet si puissantes que chaque mortel qui en boit tombe immédiatement foudroyé !

Mais pourquoi au fond s’allier la Styx ? Parce qu’elle a deux enfants : Kratos, qui représente le pouvoir de domination, et Biè qui incarne la violence à l’état pur (le contraire de Mètis). Pouvoir et violence. Autant dire, quand on embrasse la carrière d’un dictateur, qu’il vaut mieux les avoir avec soi. Zeus le sait. Une fois la guerre terminée, ces antiques Diabolo et Satanas ne vont donc plus jamais lâcher celui qui bientôt deviendra le roi des dieux. L’un posté à sa droite, l’autre à sa gauche. Un peu comme le père, le fils et le Saint-Esprit. Mais en plus trash.

Ainsi, contrairement à son père, Zeus est avant tout un malin. Il s’est fait choisir par ses pairs, il agit avec justice et il répartira entre ses frères, ses sœurs et ses enfants (ils seront douze au total) les honneurs et les privilèges. Avec lui, l’univers divin devient extraordinairement organisé, hiérarchisé, ordonné. D’une remarquable stabilité.

Autre puissance titanesque venue lui apporter son aide : Hécate. Laquelle est un peu à part dans ce monde masculin extrêmement organisé : elle représente le jeu, le plaisir, le hasard. C’est elle qui fait prospérer les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel et les troupeaux sur la terre. Mais on ne sait jamais pourquoi elle le fait ni à quel moment ni en quelle proportion. Elle agit à l’instinct et permet à ce monde ultra-prévisible de bénéficier d’un peu de liberté et d’imprévu. Ainsi, le monde grec, comme le soulignera Démocrite, est conduit aussi bien par le hasard que par la nécessité. Plus tard, beaucoup plus tard, la philosophie comme la science, de la microbiologie à l’astronomie, ne diront rien d’autre…

Gouverner, c’est prévoir

Malin, juste, Zeus est aussi prévoyant. Car il a retenu les leçons de son grand-père Ouranos et de son père Cronos, tous deux détrônés par leur fils. Mis en garde par sa mère Rhéa (ah ! cet instinct maternel !), Zeus doit se prémunir de la fâcheuse éventualité de se voir éjecter de son trône. Et quel meilleur moyen pour garder le pouvoir que celui de prendre femme…

Souvenez-vous : la première à succomber aux charmes du Zeus n’était autre que Mètis (la ruse, la capacité de prévoir tout à l’avance). Il est vrai qu’elle lui a rendu bien des services dans sa guerre contre les Titans. Mais rien n’est gratuit chez ce playboy olympien. Si son désir succombe, si son cœur chavire, c’est avant tout par intérêt. Or son seul intérêt, c’est de garder et renforcer son pouvoir.

Et voilà bientôt Mètis grosse d’Athéna. Une fille ? Pas de problème pour Zeus. Qui craint surtout l’arrivée d’un fils. Afin d’y échapper, Zeus se dit qu’il n’a qu’une seule solution : devenir lui-même Mètis. Comment ? En proposant à sa femme, qui a le pouvoir de se transformer en n’importe quoi, de prouver qu’elle peut devenir aussi petite et insignifiante qu’une goutte d’eau (il lui laisse d’abord l’opportunité de devenir un lion ou une flamme ou une mouche, histoire de ne pas éveiller ses soupçons). Une fois Mètis devenue goutte, Zeus l’avale !

Vous me direz, décidément, bouffer les siens, c’est de famille. Oui, et pourtant, ce cannibalisme génétique se révèle progressif. Ouranos s’empiffrait de sa postérité en ne répondant qu’à un instinct primaire. Cronos, lui, plus réfléchi, dévorait ses gosses pour qu’il ne le supplantassent point. Ce qui fait de lui le premier politique. Zeus fait mieux, beaucoup mieux : en super prévoyant qu’il est, il a deux coups d’avance en s’attaquant à la source même de ses potentiels ennuis à venir. Stratégie qu’on pourrait qualifier de… mitterrandienne.

Bien sûr, enfermée dans le corps de Zeus, Mètis va se venger. En provoquant chez son geôlier des maux de tête carabinés. A tel point que le fils de Zeus, Héphaïstos (dieu du feu, de la forge et du travail des métaux) vient à sa rescousse. A sa manière très particulière : à court de Dafalgan, il lui tranche le crâne d’un coup de hache ! Et ça marche : Zeus va soudain beaucoup mieux et Athéna (splendide déesse de la guerre, tout en beauté et armure) s’en trouve libérée. Quant à Mètis, à jamais prisonnière du corps de Zeus, elle rendra à son insu la souveraineté de son époux incontestable.

Fruits pourris

Désormais tranquille le Zeus ? Décontracté du gland ? Et ben non. Après les Titans, voilà que les Géants revendiquent à leur tour le pouvoir suprême.

Ces Géants sont des êtres à part. Ils ont un statut intermédiaire : mi-divins, mi-humains, ni jeunes ni vieux, ni mortels ni immortels, ils sont nés de la terre sous l’aspect de guerriers, armés dès la naissance. En fait, leur révolte, c’est une sorte de Mai 68 mythologique : une chiée de boutonneux post-adolescents, plus vraiment des enfants mais pas encore des adultes, estiment que c’est désormais à leur tour de changer la donne. Sous les pavés de l’Olympe, la plage !

Mais c’est compter sans ses résidents. Car pour mieux vaincre les Géants, les Olympiens s’adjoignent les services d’une créature non divine : Héracles, fils d’une mortelle, Alcmène, et de Zeus (dont le divin droit de cuissage se dresse dès que son intérêt est en jeu). Hercule (pour les intimes et les enfants de Disney) fait preuve d’une force et d’une bravoure extraordinaire, se révèle être le meilleur des archers du monde grec et occasionne de véritables ravages parmi les Géants.

Gaïa, qui s’entête, leur vient alors en aide, part à la recherche d’une plante d’immortalité et propose de la cueillir à l’aube pour l’offrir aux Géants. Mais Zeus en est averti et parvient à la devancer. Il cueille l’herbe juste avant l’aube, juste avant qu’elle ne soit visible. Les Géants ne pourront donc l’avaler, ne deviendront jamais immortels. Et finiront par mourir les uns après les autres.

Le ventre est donc bel et bien le centre des intérêts des Grecs. Selon que vous soyez divins ou mortels, selon votre statut dans l’univers, votre assiette diffère. Zeus avait accordé le nectar et l’ambroisie aux Cyclopes et aux Cent-Bras pour qu’ils deviennent des dieux immortels et se joignent à ses côtés. Aux Géants, ils ne réservent qu’un fruit éphémère destinés aux mortels qui les rend faibles et vulnérables. Comme les hommes.

Typhon ou la crise du pouvoir suprême

Rien ne semble donc pouvoir mettre en péril le pouvoir de Zeus. Et pourtant. Une autre révolte, plus terrible encore, apocalyptique, va surgir de celle qu’il croyait son alliée : Gaïa. Laquelle non seulement ne se sent pas suffisamment respectée par les dieux de l’Olympe, mais en outre n’accepte pas le sort réservé par Zeus à ses enfants, les Titans.

Capricieuse, la terre-mère ? Bipolaire ? Un bel exemple en tous cas de schizophrénie féminine. Après avoir apporté son aide à Zeus dans sa guerre contre les Titans, la voilà qu’elle le lui reproche. C’est que Gaïa, à mi-chemin entre Ouranos et Tartare, entre le ciel et l’enfer, a gardé quelque chose de primitif en elle, de chaotique. Se sentant lésée, elle décide alors de s’unir au Tartare et engendre quelques temps après un être absolument monstrueux, hurlant des cris terrifiants, toujours en mouvement, solidement campé sur le sol, d’une force de destruction inimaginable : Typhon. Imaginez le vil asticot : cent têtes de serpent d’où sortent cent langues noires avec cent paires d’yeux qui dardent une flamme brulante consumant tout. Imaginez sa stature : son sommet touche les étoiles, ses bras tendus unissent l’orient et l’occident. Typhon, c’est la bombe nucléaire de l’époque. Et il n’a qu’un but, celui de Gaïa : retourner aux temps primitifs. Détruire l’ordre longuement et savamment installé par Zeus.

Mais Zeus, devant cette menace de retour au chaos primordial, va s’accrocher. Et s’en sortira une fois de plus. Alors que ses frères et sœurs, terrifiés par le monstre, se sont enfuis en Egypte, Zeus tient bon. Seul. La bataille qu’il livre est la mère de toutes les batailles. Sans en révéler tous les détails et soubresauts, retenons que c’est bien d’un désordre absolu dont il s’agit : les flots se précipitent sur les terres (comme dans le Déluge biblique), les montagnes s’écroulent (comme quand ma femme décide de ranger la maison). Même l’Hadès se retrouve sens dessus dessous. Mais par la force de son œil foudroyant, le roi des dieux finit par l’emporter sur Typhon qui, paralysé par le Mont Etna jeté sur lui, se voit renvoyé la queue entre les jambes dans le Tartare.

L’éternité du Mal

La guerre, cette fois, semble bel et bien terminée. Zeus l’a écartée du monde divin pour l’envoyer chez les hommes. Et si d’aventure une querelle venait quand même à éclater entre les puissances divines, Zeus a prévu le coup. Il invite alors les adversaires à un festin, auquel il convie Styx, armée de son eau des enfers, et exige que chacune des deux parties belliqueuses en boive. Ceci fait, par le pouvoir révélateur de ce breuvage diabolique, le véritable responsable de la querelle est immédiatement démasqué et tombe dans un profond coma. Zeus lui ôte alors ses caractères divins et son pouvoir pour très longtemps. Et l’ordre si cher au roi des dieux est préservé.

Chassé du monde des dieux, le Mal n’en trouve pas moins à sévir encore dans celui des hommes. Car, bien que vaincu et ligoté dans les racines de l’Etna, Typhon rugit toujours. La preuve : ces fumées, ces laves, ces flammes qui surgissent au sommet du mont. Le mal se révèle ainsi sans remède absolu. Il persiste dans les entrailles de la terre. Plus chez les dieux, mais chez les hommes qui toujours devront subir ses vents désordonnés, ses terribles tempêtes sur la terre comme en mer, détruisant les récoltes, renversant les bateaux. Bien avant le réchauffement climatique.

Ainsi, chez les Grecs, contrairement aux monothéismes ou aux idéologies promettant paradis, hommes nouveaux et jours meilleurs, il n’y a aucun recours définitif face au mal. Qui toujours, tel un destin tragique, finit par reprendre son éternelle entreprise de destruction.

Voilà qui me semble frappé du sceau de la lucidité.