Anéantir (roman)

La critique dans sa majorité a jugé son dernier roman moins bon. Et pourtant lire Houellebecq demeure une expérience forte, traumatisante qui met à plat la tragique vérité de notre condition humaine (en particulier occidentale) et démolit les façades que nous nous efforçons de construire afin d’échapper à sa révélation. Au fond, cet anéantissement n’est-il pas la (ou l’une des) mission(s) de la littérature ?

Dans toutes le civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu’on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant – alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint – nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde – et très vite n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever – enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien; j’ai même tendance à penser que c’est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance.

Michel Houellebecq, Anéantir, Flammarion, 2022.

Comme c’était curieux, tout de même ! C’était infiniment curieux. Il y a moins de trois semaines, il était quelqu’un de normal, il pouvait ressentir des désirs charnels, faire des projets de vacances, envisager une vie longue et peut-être heureuse (…) Et puis, en l’espace de quelques rendez-vous médicaux, tout avait basculé, le piège s’était refermé sur lui, et le piège n’allait pas se desserrer, bien au contraire il en sentirait de plus en plus la morsure, la tumeur allait continuer à dévorer ses chairs, jusqu’à l’anéantir.

Idem.

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