Golden Sixties

Bon eh ben, voilà : j’ai soixante ans. Et même si on me dit généralement que ça ne se voit pas, ne croyez surtout pas que je n’ai pas pris pleinement conscience que je rejoins à pas mesurés la procession des retraités, la séniorie des grabataires qui vont s’échouer en mer du Nord, la rue qui monte vers le cimetière.

Oh ! je sais, je sais : vous allez me dire qu’une fois encore, j’exagère, je dramatise, je noirci le tableau. Je me victimise, dirait ma femme. Mais qu’est-ce que vous voulez, je n’en peux rien. Je n’ai jamais aimé le temps qui passe. Je me réfugie souvent dans le souvenir de ce qui fut et j’appréhende toujours avec angoisse ce qui sera. Ce n’est pas que je déteste les vieux, ce sont eux les victimes. Je déteste en revanche la vieillesse, la seule et unique coupable.

Ces derniers temps, ces dernières années, plusieurs de ceux et celles à qui je tenais sont partis. Trop tôt. Je n’ai pas toujours eu l’occasion de leur dire quelle place ils avaient occupée dans mon existence. Alors je vais en profiter. Profiter de cette occasion pour dire, brièvement, ce que j’ai à vous dire, tant qu’il en est encore temps. Ecrire plutôt que dire d’ailleurs car prendre la parole a toujours été une épreuve pour moi.

Je voulais donc remercier mes parents pour tout ce qu’ils m’ont légué de bon et de bien. Je voulais remercier les membres de ma famille et les membres de la famille de ma femme qui ont accepté de me rejoindre pour fêter cet anniversaire.

Je voulais parmi eux célébrer la présence de ma sœur, Judith, qui du village de notre enfance à cet après-midi d’été aura toujours été, contre vents et marées, ma petite sœur et l’est, sans doute, encore un peu plus ces derniers temps.

Je voulais lever mon verre à la santé de mes amis, Benoit, Yves, Jean-Claude, Pascal, Dominique et quelques autres pour avoir constitué une tribu que les assauts du temps jamais ne briseront.

Je voulais remercier leur épouses, Ingrid, Françoise, Véronique, Joëlle, Christine et quelques autres dont la prima donna, Mariella, pour supporter encore et encore les excès ventripotents et redoublés de leur moitié chaque fois qu’ils ne font qu’un.

Je voulais embrasser Ingrid pour avoir fait sa connaissance alors que nous n’avions que 15 ans et qui n’aura eu de cesse toute sa vie de mettre en pratique la seule chose dont on soit riche, à savoir avoir des amis.

Je voulais serrer Guy dans mes bras pour lui dire combien je ne serai jamais à la hauteur de sa fidélité en amitié, vertu élevée chez lui, comme chez Ingrid, au rang du sens premier de l’existence.

Je voulais répéter à Nicolas, lui répéter encore et encore qu’il a ouvert les fenêtres de ma jeunesse en me faisant comprendre que la vie pouvait être un roman, un poème, une chanson de Ferré, un film comme Huit et demi.

Je voulais saluer Tara et Romain, mes bru et gendre préférés, devenus mes enfants, avec qui, bientôt, nous traverserons l’Atlantique pour faire de New-York bien davantage qu’une chanson de Frank Sinatra.

Je voulais dire à ma fille qu’elle était, qu’elle est et qu’elle sera toujours l’éclat de ma vie.

Je voulais exprimer à mon fils toute la fierté qui m’anime d’être son père, tout le bonheur de vivre avec lui des moments d’intensité qui transforment le bleu et le noir en couleurs de la filiation, du partage et de l’existence.

Je voulais dire à ma femme que sans elle, je ne serais rien, absolument rien, qu’elle m’a sorti d’une adolescence percluse de doutes et qu’elle accompagné ma vie comme personne n’aurait pu le faire.

Et puis, enfin, je voulais jurer que si je ne crois plus en Dieu depuis belle lurette, je crois à nouveau aux miracles. Et mon miracle, c’est Ilario.

Merci à tous. Merci d’être là. Merci d’être les miens.

Sur les lockdown parties

A tous ceux qui s’envoient en l’air à deux pas des mouroirs haletants :

« La course au profit est doublée par la course aux orgies mais il s’agit toujours de course et d’accumulation, c’est-à-dire de challenge, c’est-à-dire encore une fois de croissance, c’est-à-dire de nihilisme festif et d’érection fébrile du principe de plaisir contre la Loi et le réel, donc d’infantilisme gavé de sa toute-puissance postiche. »

Festivus festivus, Philippe Muray, Flamarion, 2008.

Diego est mort

« Dieu est mort ! » a pu-t-on lire ces derniers jours dans la presse internationale, en un unanime élan journalistique censé rendre hommage à Diego Armando Maradona, « le plus grand footballeur de tous les temps ».

Ils sont marrants tout de même, ces journalistes sportifs. Qui s’entichent de la prose de Nietzsche pour célébrer leur Dieu et déplorer sa disparition. Un petit rappel toutefois à leur intention : loin de verser des larmes, le philosophe allemand, par la voix de son Zarathoustra, clamait bien au contraire son bonheur devant une telle nouvelle. Car si Dieu est mort, disait-il, les hommes désormais sont libres. Friedrich Nietzsche n’avait ainsi d’autres projet que de débarrasser ses contemporains de Celui qu’ils avaient eux-mêmes créé et devant Lequel ils soumettaient leur existence. Mais alors, et c’est là où je souhaiterais en venir, combien est-il surprenant de constater que le cri de joie nietzschéen s’est transformé aujourd’hui, au point d’exprimer le contraire, de pleurer Dieu, un autre Dieu, un Dieu du football, que la presse elle-même, dans la société qui est la sienne, a fabriqué. A fabriqué lentement, patiemment. Jusqu’à, c’est mon point de vue, le mettre à mort.

Maradona n’est pas seulement le meilleur joueur de foot que ma jeunesse a pu admirer. Il est aussi celui par lequel le football, à l’image de la société dans laquelle il évoluait, s’est transformé. De divertissement populaire, le foot est devenu, à partir des années 80, une gigantesque industrie, une « religion » (encore un terme pieu), une machine à fric. Avec toutes les déplorables conséquences dont les media dans leur globalité nous entretiennent sans cesse, sans jamais ou presque y porter un regard critique : starification absurde des joueurs ou des entraîneurs, inflation démesurée des prix des transferts et des salaires, théâtralisation des compétitions, sacralisation de l’identité des clubs dans un climat de guerre permanent, glorification d’un sport devenu opium du peuple, j’en passe et des plus insensées, entraînant une sorte d’idolâtrie tout droit dirigée vers un paradis le plus souvent inaccessible. Un paradis promis à un gamin surdoué issu des bidonvilles de Buenos Aires qui, lentement mais sûrement, deviendra un enfer.

Diego, tout au fond de son trou sans eau courante ni électricité, n’était pas prêt à affronter tout ça (l’argent facile, la gloire, les patrons véreux, la mafia, la drogue, les journalistes, …) Moitié ange, moitié démon (toujours en termes pieux) s’interroge la presse ? Coupable de sa déchéance ? Il faudrait plutôt s’interroger sur les véritables raisons de celle-ci.

Alors non, ce n’est pas Dieu qui est mort. C’est le petit Diego. Ce petit garçon photographié avec un ballon devant son taudis. Ce joueur sans égal qui un soir de Coupe d’Europe, pendant l’échauffement, devant des caméras admiratives, retrouvait pour un instant d’éternité le plaisir le plus pur, le bonheur de jouer.

Nicolas Bedos et sa couronne

A tous les narcisses du jeunisme contemporain, à tous les Nicolas Bedos qui brandissent leur illusoire liberté comme on pleure un hochet, je dédie cet extrait de Réversibilité, un poème de Baudelaire poussé jadis dans ses lucides Fleurs du Mal.

Anges plein de santé, connaissez-vous les fièvres,
Qui le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés s'en vont d'un pas traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres
Anges plein de santé, connaissez-vous les fièvres?

La « belge » Annie Cordy

Le décès d’Annie Cordy aura une fois de plus prouvé, si besoin en était, que la Belgique, ça n’existe plus.

Le concert de louanges noir-jaune-rouge qui a accompagné chez nous sa disparition n’a cessé d’auréoler la charmante Annie d’une couronne royale qui la placerait désormais, à l’échelle de Brel, au panthéon des gloires nationales. Annie Cordy, symbole de la Belgique ? Annie Cordy, incarnation de la belgitude ?

Que nenni !

Car c’est une fois de plus ignorer que le nom d’Annie Cordy de l’autre côté de la frontière linguistique n’évoque pratiquement rien aux oreilles néerlandophones, et que si la bonne du curé a pu symboliser notre territoire, il ne peut s’agir en réalité que de sa partie francophone. C’est aussi oublier que ce fameux concept de « belgitude », prononcé ou écrit mille fois par les journalistes bruxellois et wallons ces derniers jours afin de rendre la Cordy plus belge que jamais, entendait souligner lorsqu’il fut formulé dès les années 70 très exactement le contraire de ce qu’on veut le voir signifier aujourd’hui, à savoir l’absence de réelle identité du Belge.

Il faudra un jour définitivement admettre que ce pays, où rien n’intéresse personne lorsqu’il s’agit de l’actualité de l’autre, est devenu une illusion, comme une toile de Magritte. Que nous manquons d’honnêteté pour définitivement le reconnaître. Et que la place accordée à chacune de nos prétendues gloires « nationales », surtout côté francophone, ignore l’existence même de la communauté d’en face.

On pourrait même se demander s’il n’y a pas là une forme de vestige d’arrogance francophone ?

Le racisme d’Alan Parker (cinéma)

Le cinéaste Alan Parker est décédé le 31 juillet dernier à l’âge de 76 ans. Il venait de la publicité, comme ses compatriotes Ridley Scott, Tony Scott ou Hugh Hudson, et s’était rendu célèbre dès la fin des années 70 avec Midnight Express, un film devenu culte, pourtant authentiquement raciste.

Inspiré de l’histoire de William Hayes, Midnight Express raconte, en prenant beaucoup de liberté avec la réalité des faits, la tragique mésaventure d’un jeune américain emprisonné en Turquie, jugé d’abord pour possession puis pour trafic de drogue.

Aujourd’hui, en renvoyant le film, au-delà de son esthétique tape-à-l’œil, de sa psychologique simpliste ou de son sensationnalisme publicitaire, on reste abasourdi par la manière de décrire, bien au-delà de son régime politique et carcéral éminemment contestable, l’ensemble de la société turque, de ses mœurs, de ses habitudes, de ses croyances religieuses. Istanbul y est décrit comme un cloaque. Aidé dans son entreprise par Oliver Stone, son scénariste de l’époque, Alan Parker filme les Turcs comme autant de barbares. Brutaux , sales et ignorants.

Le racisme de Midnight Express sera à l’origine de tensions diplomatiques et contribuera à une sensible baisse de fréquentation des touristes occidentaux en Turquie. Il sera néanmoins sélectionné au Festival de Cannes, remportera 4 Bafta britanniques, 6 Golden Globes et 2 Oscars. Ce qui semble parfaitement inimaginable aujourd’hui…

Invité à plusieurs reprises à s’expliquer, Alan Parker refusera toujours de s’excuser, à l’inverse de William Hayes qui se désolidarisera de la manière dont est représentée la Turquie dans le film.

Au moment où certains déboulonnent des statues de Christophe Colomb, où d’autres voudraient interdire toute nouvelle diffusion de Autant en emporte le vent, où d’autres encore changent le titre d’un roman d’Agatha Christie, en ces heures où la moindre velléité à l’égard de la politique d’Israël se voit taxée d’antisémitisme, bref en ces temps où l’indispensable respect de chaque communauté humaine conduit parfois jusqu’à l’absurde, il est surprenant de constater que la disparition d’Alan Parker n’ait guère suscité le débat qu’elle méritait au sujet d’un film dont son auteur et son scénariste faisaient dire à leur personnage principal : « Pour une nation de porcs, c’est drôle que personne chez vous n’en consomme(…) Je hais les Turcs, je hais votre nation, je hais votre peuple, et je baise vos fils et vos filles, parce que ce sont des porcs. Vous êtes des porcs. Tous des porcs. »