Leçons de vie

Il y a des livres qu’on aimerait avoir écrits. Des romans qui nous marquent au point de jalouser ceux qui en sont les auteurs, de les considérer, pour les avoir sentis si proches de notre expérience de vie, si pertinents à l’exprimer, comme des moments de lecture d’exception et de révélation à jamais inscrits dans notre mémoire. Il y a de ces romans qui ressemblent tant à ce que nous nous faisons comme idée de l’existence. Pour ma part, pour n’en citer que quelques-uns parmi les vingt ou trente dernières années, je resterai ébloui jusqu’à mes derniers jours par la lecture de La Tache de Philip Roth, de La Route de Cormac McCarty ou encore d’Une Vie française de Jean-Paul Dubois. Et désormais, ce sera le cas aussi pour Leçons de Ian McEwan.

Il y a tout dans ce roman. La petite histoire et la grande Histoire. L’histoire d’un homme, Roland Baines, des gens qui ont marqué sa vie, et l’Histoire du monde depuis la deuxième guerre mondiale. Il y a le désir précoce d’un adolescent pour une professeure de piano qui va le corrompre. Il y a le désespoir d’un adulte qui voit sa femme, Alissa quitter mari et enfant pour s’en aller vivre sa vie d’écrivaine. Il y a l’espoir né de la chute du Mur de Berlin et le monde dans lequel nous vivons désormais, celui de la désintégration européenne marquée notamment par le Brexit (rappelons que McEwan est anglais), du retour des nationalismes, de l’hyper-capitalisme, des inégalités galopantes, de la pandémie, des crises économiques, de la guerre et du péril nucléaire. Il y a l’histoire d’un homme sans grandes qualités, joueur de tennis et poète sans envergure, qui préfèrera sa vie famille à la grande aventure littéraire que connaîtra sa femme, écrivaine renommée, pour laquelle elle sacrifiera tout.

Il y a tant de choses dans ce roman. La vitalité et les affres de l’engagement, artistique ou politique, la relativité de la morale, le sentiment d’être passé à côté de sa vie, la désillusion face à un monde qu’on a cru pouvoir être meilleur et qui s’écroule. Il y a tant de choses qui ressemblent à nos vies. Tant de choses qui font un grand, un très grand roman.

Le rêve américain de Sergio Leone

On vient de fêter récemment les quarante ans de la sortie en salle de Il était une fois en Amérique, le dernier film de Sergio Léone (il est décédé quelque temps après) qui met en scène la trajectoire d’une bande de gangsters d’origine juive à New York. Pendant près de quatre heure, Leone nous raconte leur ascension et leur chute à trois moments de leur existence : leur enfance et adolescence dans les années 20, l’âge adulte au temps de la prohibition et la vieillesse à la fin des année 60.

Enfance pauvre dans le quartier juif du East End newyorkais, amitiés naissantes, pacte scellé entre cinq gamins de la rue, adolescence délinquante, braquages en tous genres, enrichissement, meurtres, prison, amours contrariées, speakeasy et fumerie d’opium, rêve avorté et finalement trahisons… A travers le destin de cinq personnages (puis quatre, l’un tombant en bas âge sous les balles d’un rival), Leone nous raconte rien de moins que son rêve d’Amérique. Sa structure narrative est complexe, digne des madeleines de Proust. Le temps retrouvé s’y déploie comme un lumineux refuge, dans les noirceurs d’une fin de vie dépouillée de ses illusions de jeunesse. Le regard de Robert De Niro n’a jamais été aussi nostalgique. Et la musique d’Ennio Morricone vous souffle au cœur les images du film pour une toute une vie de spectateur.

En 1984, lorsque le film est sorti, j’avais très exactement 20 ans. Je me gavais de séances de cinéma en tous genres. Je voyais des films pour lesquels je ne me déplacerais plus aujourd’hui, dont j’ai même oublié jusqu’au titre. Mais je n’oublierai jamais Il était une fois en Amérique. C’est un des quatre ou cinq films de ma vie.

A l’occasion de ce quarantième anniversaire, les éditions Sonatine ont judicieusement publié la première traduction française de The Hoods, le roman de Harry Grey dont s’est inspiré Leone pour réaliser son œuvre monumentale.

Et à découvrir le roman dont il est tiré, on ne peut être qu’étonné. Etonné par ce que Leone a fait de ce gros roman sans importance, certes pièce à conviction d’une époque, celle des gangsters de la Prohibition, dont il témoigne de la violence avec beaucoup de réalisme, mais dépourvu du moindre intérêt littéraire et encore moins du souffle lyrique que lui conférera le réalisateur. D’ailleurs, Leone n’a presque rien retenu du bouquin. Il n’en garde que le squelette narratif. Dépouille la trame de presque toutes ses péripéties. En invente d’autres. Et crée un mythe là où il n’y avait qu’une accumulation de faits et de dialogues réalistes.

Comme l’a écrit Jean-Baptiste Toret dans son essai paru aux Cahiers du Cinéma, « Sergio Leone n’a cessé de fantasmer une Amérique mythologique, cinématographique et universelle qui, au fond, n’a jamais existé ailleurs que dans les yeux éblouis du gamin du Trastevere romain. Il était une fois en Amérique raconte cette désillusion ».

« L’Amérique a été le premier amour des Italiens qui ont grandi dans les années 30, déclarait le cinéaste. On oublie jamais un premier amour, même si le point de vue change considérablement par la suite ».

Vision d’une Amérique fantasmée. Souvenir d’un cinéma qui n’existe plus, celui des grands studios, que Léone ébloui découvrait gamin à la sortie de la guerre. Fresque de l’existence, parcourant le long chemin d’un temps révélateur de tout ce qui a été perdu. Et que n’aurait pas renié l’auteur de Gatsby le Magnifique, Francis Scott Fitzgerald : « Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé ».

Osez l’imprudence !

J’ai vu Bashung sur scène à deux reprises, au début et à la fin. La première fois, c’était dans mon patelin, au Théâtre communal de La Louvière. On était au milieu des années 80. Un copain, fan de rock et de punk, grand habitué des salles de concert, toujours au faîte de la moindre actualité musicale « digne de ce nom », m’y avait emmené. Le nom de Bashung ne m’était bien sûr pas étranger mais, à vrai dire, je ne le connaissais que très peu, n’ayant jamais acheté un seul de ses disques. En fait, ce concert constituait une véritable expérience pour moi qui, une fois n’était pas coutume, sortais des sentiers battus de la culture pop & rock plébiscitée à la radio ou à la télévision.

Alain Bashung n’en était pourtant plus à ses balbutiements. Après dix ans de galère et de compromis frustrants jusqu’à la résignation, il était sorti de l’anonymat avec deux énormes tubes, Gaby oh Gaby et Vertige de l’amour. Pour ensuite casser ces précieux cadeaux – détruire l’acquis pour s’en aller là où on ne l’attend pas, « oser l’imprudence », sera toujours une constante chez lui – et enchaîner des albums très personnels, totalement en marge, complètement casse-gueule qui se révélèrent presqu’à chaque fois autant de bides commerciaux. Et même si la critique autorisée encensait le plus souvent la singularité des textes de ses chansons alliée à une démarche authentiquement rock dans un paysage musical français très peu habitué à ça, Bashung continuait de marcher sur une ligne blanche, entre gouffre financier et vertiges alcoolisés, qui pouvait le voir disparaître du jour au lendemain.

La deuxième fois que je l’ai vu sur scène, à l’AB de Bruxelles, c’était peu avant qu’il meure d’un cancer du poumon. A la fin d’une trajectoire qui l’avait vu patiemment, progressivement, rigoureusement déployer une envergure qu’aucun de ses contemporains de la scène musicale française n’avait atteint. Aucun.

Comment en était-il arrivé là ? Comment moi j’avais vécu cette métamorphose ? En 86, j’avais fait la découverte d’un iconoclaste brandissant son rock non consensuel et ses calembours à la pelle, des jeux de mots souvent obscurs et parfois lourdingues, avec une singularité qui autorisait ma timide jeunesse à croire que j’étais dans le coup. Mon conformisme post-adolescent se devait d’aimer ce concert à la marge (ce qui ne fut pas vraiment le cas en réalité) pour que mon manque d’assurance de l’époque puisse s’affirmer sur la page des autres. En 2008, plus rien à voir : j’allais communier avec celui qui était devenu le plus grand chanteur français de sa génération et l’une de mes idoles.

Mais quelle putain de trajectoire que celle de Bashung ! D’année en année, d’album en album, Alain Bashung s’est acharné dans le domaine qui était le sien à se rapprocher de ce qu’il était vraiment, à aller jusqu’au bout de lui-même. Comme si sa vie se devait d’incarner le mot de Nietzsche : « Deviens qui tu es ! « . De jeune rebelle post-punk à la langue bien pendue (période Boris Bergman, parolier en chef, géniteur de trouvailles textuelles à la sulfateuse qui toutes, il faut bien l’avouer, n’ont pas atteint leur cible), Bashung s’est peu à peu mué en phénix renaissant sans cesse des cendres dans lesquelles on voulait l’immortaliser. Toujours ailleurs, toujours plus exigeant, toujours en recherche, obsédé par l’idée de ne jamais refaire ce qu’il avait déjà fait. Jusqu’à devenir une sorte de maître d’une musique des sphères. Un metteur-en-scène d’une production aux multiples collaborations et aux influences les plus diverses. Un porte-voix (et quelle voix !) d’une langue sublime, poétique dans la plus pure acceptation du terme (période Jean Fauque, bénie soit-elle). Une langue qui, au-delà d’un sens directement accessible, malaxée jusqu’à l’éclatement de la beauté, s’est ingéniée à agencer des mots d’où surgissent des sentiments, des interprétations multiples et toujours renouvelées, des émotions inscrites dans le marbre de nos mémoires.

En studio avec Bashung, le très beau livre que lui consacre Christophe Conte, revient sur ce parcours exceptionnel. Soulignant tout l’acharnement de cet homme, à travers ses albums successifs, à « devenir ce qu’il est ». N’épargnant aucun de ses excès, aucune de ses obsessions à se détruire, aucune de ses indécisions, de ses fulgurances, de ses sautes d’humeur, parfois même aucune de ses petites lâchetés. Traçant le portrait d’un artiste qui aura, à l’image d’un grand cinéaste, réussi à digérer la contribution de multiples collaborateurs pour construire une œuvre la plus personnelle qui soit. Et qui, un soir d’hiver à l’AB, chancelant sous des derniers assauts métastasés, me permit de vivre l’un des plus émouvants moments de ma vie.

Le roman de Vladimir

Le portrait d’un Poutine de fiction… sans doute plus vrai que nature. Giuliano Da Empoli, ancien conseiller politique de premier plan en Italie, nous fait bénéficier de son expérience du milieu en dessinant la galaxie de personnages qui tournent autour de l’astre Poutine. Tous sont réels, morts ou vivants. Seules les situations qui les relient sont inventées par l’auteur. C’est passionnant de bout en bout. Avec un constat en guise de prospective qui fait froid dans le dos…

Il faudrait toujours regarder l’origine des choses. Toutes les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces dernières années ont une origine militaire. Les ordinateurs ont été développés pendant la Deuxième Guerre Mondiale pour déchiffrer les codes ennemis. Internet comme moyen de communication en cas de guerre nucléaire, le GPS pour localiser les unités de combat, et ainsi de suite. Ce sont toutes des technologies de contrôle conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Seule une bande de Californiens défoncés au LSD pouvait être assez débile pour imaginer qu’un instrument inventé par des militaires se transformerait en outil d’émancipation. Et ils ont été nombreux à la croire.

Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-même. La vérité, c’est que la technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions pour l’émergence d’une mobilisation totale. Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des données a fait de l’humanité un seul système nerveux, un mécanisme fait de configurations standards prévisible comme une nuée d’oiseaux ou un banc de poissons (…)

Le KGB avait projeté dans les années cinquante un système pour ficher toutes les relations de chaque citoyen soviétique. Mais Facebook est allé beaucoup plus loin. Les Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureaucrates soviétiques (…)

Quand le prochain virus sortira d’un marché ou d’un laboratoire, quand Seattle, Hambourg ou Yokohama seront rasés par une bombe atomique sale ou par une attaque bactériologique, quand un simple petit garçon en proie au mal de vivre, au lieu d’ouvrir le feu sur sa classe, sera capable d’anéantir une ville, l’humanité entière ne demandera plus qu’une chose : être protégée (…)

Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir absolu. Un seul homme pourra alors dominer l’humanité entière. Et ce sera un individu quelconque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne résidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner.

Rossel 22

Couronné cette année par le prix le plus prestigieux de la littérature belge, Stéphane Lambert succombe dans L’Apocalypse heureuse à l’autofiction. Laquelle, centrée sur un drame de jeunesse et la mort imminente du père, ne m’aura, je l’avoue, que très moyennement ému. Sauf à accrocher cette « petite histoire » à la grande roue de ce monde qui s’écroule. Ce qui offre alors à l’auteur l’occasion de déployer un talent d’écrivain incontestable.

Malgré les funestes prévisions, je croyais encore à la nécessité de la littérature dans ce monde encombré de matérialité qui courait au désastre. A travers elle, la part immémoriale du vivant rappelait sa présence sous le trouble de l’agitation. Munis d’ailes fragiles, les livres échappaient à la lourdeur des temps. Enfant, je m’étais toujours demandé pourquoi j’étais né à cette époque et non à une autre, la sensation de vivre m’était si peu étrangère que j’étais persuadé d’avoir déjà vécu. Aujourd’hui, lorsque je repensais au devenir du monde, j’en arrivais toujours à la même conclusion. Dans ma tête, je retraçais le fil de l’évolution. Depuis l’émergence de notre espèce jusqu’à sa disparition sur l’entièreté du sol terrestre, il avait fallu des centaines d’années. De cette longue marche, une multitude d’ethnies étaient nées. Puis, en quelques siècles, par le progrès de la science, l’homme avait jeté des ponts entre ces cultures plurimillénaires et cette nouvelle circulation mondialisée avait transformé la diversité des peuples en une masse indifférenciée. La dynamique qui avait gouverné l’expansion planétaire s’était renversée contre nous. L’ogre que nous étions devenus était en train de se dévorer. Nous étions arrivés au bout de notre cycle : nous ne produisions plus que notre anéantissement (…)

Quoi qu’il arrive, me disais-je, il ne fallait pas se laisser impressionner par la peur. Le son du gong parvenait à s’insinuer dans le silence. Pourquoi la joie ne sommeillerait-elle pas dans la désolation ? A l’entrain qui emportait l’homme dans le précipice répondait la voix calme du poète. L’impuissance face à la décomposition s’incarnait en un chant de sagesse.

Stéphane Lambert, L’Apocalypse heureuse, Arléa, 2022.

Canon sur la chair

Voilà un essai ambitieux, complètement à contre-courant de l’époque. Son auteur, professeur de littérature française à l’Université de Columbia, y entend porter une charge héroïque et véhémente contre tous ceux qui aujourd’hui font le procès de la chair : Metoo, végans, technicistes de tous bords occupés à l’entreprise de robotisation du genre humain… C’est gonflé, violent, remarquablement érudit (souvent jusqu’à l’obscurité, Haziza se regardant souvent écrire comme on s’écoute parler). Avec toutefois ce précieux mérite, à mon humble sens : celui de rappeler notre nature animale que les temps dits nouveaux singent à éradiquer.

Nos sens sont bridés, et l’animal que nous sommes, soumis à un dressage dont la fin n’est plus de dompter le désir mais de l’annuler. Le monde confiné dans lequel nous vivons désormais n’est pas seulement triste ou claustrophobique : il est surtout insipide. Pourtant notre nature sauvage se rebiffe et le sang jaillit parfois à nouveau dans la cité pour transformer les pavés en îlots. Le présent livre, en explorant la fadeur contemporaine, raconte donc la guerre du sang et du plastique, de la cruauté et de la mièvrerie.

Le procès de la chair, David Haziza, Grasset, 2022.

Apocalypse Now

L’apocalypse, c’est pour dans pas longtemps ! Jamais la littérature n’a cessé de décrire les dérives du monde. A fortiori celui d’aujourd’hui, d’année en année toujours plus effrayant. Avec ses crises à répétitions, économique, politique, terroriste ou sanitaire. Avec son horizon climatique et nucléaire. Avec, en fait, ce sentiment de moins en moins diffus qu’on approche lentement mais sûrement de la fin.

Une foule de romans, des bons, des moins bons, tentent de dresser le portrait de ce monde qui fout le camp.

Parmi ceux-ci, Le monde après nous de l’américain Rumaan Alam et Et la forêt brûlera sous nos pas du suédois Jens Liljestrand. Le premier décrit à Long Island la cohabitation forcée et révélatrice de deux familles (une blanche et une noire) subitement confrontées à une menace ultime. Le second raconte la destinée de quatre personnages face à des incendies d’une ampleur insoupçonnée et dévastatrice en Suède. Et comme souvent, bien davantage que les infos, ça fait froid dans le dos…

Parce que la nature n’a que faire de nous. C’est la chose la plus importante, ce que nous devons tenter de comprendre.

La nature s’en fout.

Elle ne va pas te remercier parce que tu as acheté un véhicule hybride. Elle ne devient pas plus sympa parce que tu as installé un panneau solaire. Elle n’estime aucunement que tu peux te permettre de prendre l’avion pour aller voir ta sœur mourante si tu évites le transport aérien le reste de ta vie. Elle ne te donne pas un peu plus de pluie parce que tu t’es contenté d’avoir deux enfant, un seul, ou aucun. Elle n’absorbe ni plus ni moins de CO2 si tu vas voter. Elle n’épargne pas les récifs de corail, les glaciers et les forêts humides parce que tu persuades tes enfants de goûter à la bolognaise de quorn. Rien de ce que nous faisons aujourd’hui ne peut influer sur ce que nous vivons à l’heure actuelle, c’est la conséquence de décisions qui ont été prises et surtout qui n’ont pas été prises il y a dix, trente ou cinquante ans.

La nature ne négocie pas. On ne peut ni la convaincre, ni l’apaiser, ni la menacer. Nous sommes une catastrophe naturelle qui s’étend depuis dix mille ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive, mais pour la nature nous ne sommes qu’une ride sur la surface. Une broutille, un toussotement, un cauchemar dont on se souvient à peine.

Lorsque nous disons que nous sommes en train de « détruire la planète » ou « d’endommager la nature », c’est un mensonge égocentrique. Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d’y vivre.

Jens Liljestrand, Et la forêt brûlera sous nos pas, Autrement, 2022.

Le bonheur est à nier

Dans Philosophie Magazine, André-Comte Sponville nous donne son étonnante recette pour éviter une vie de malheur : si vous voulez vivre heureux, oubliez le bonheur ! Avec pour boussole d’une existence bien menée, la lucidité.

Les tragiques grecs avaient bien saisi que l’être humain n’est pas fait pour le bonheur ou la réussite, et c’est aussi une leçon de Pascal lorsqu’il écrit  » Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais »(…) Pascal est surtout quelqu’un de lucide sur la condition humaine : nous sommes incapables d’être heureux – c’est ce qu’il appelle la misère de l’homme – et nous faisons tout pour l’oublier – c’est ce qu’il appelle le divertissement. Cela n’empêche pas d’aimer la vie (…) Victor Hugo écrit joliment : « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. Il y a une forme de tristesse que nous recevons tous en partage, et qui n’est pas pathologique : elle est liée au tragique de notre condition.

André Comte-Sponville, Philosophie Magazine, Juillet-Août 22.

Si, dès que vous sentez poindre l’angoisse ou la mélancolie, vous téléphonez à une ami, vous allumez la télé, vous prenez de l’alcool ou un anxiolytique, cela signifie que vous refusez de vous confronter au tragique de la condition humaine. Vous vous donnez un tourbillon d’occupations pour oublier le peu que vous êtes et le rien qui vous attend. Cela relève de la fuite, de la facilité, voire du mensonge.

Idem.

La lucidité n’est rien d’autre que l’amour de la vérité, y compris lorsque celle-ci est désagréable.

Idem.

L’erreur est de considérer, quand la vie ne correspond pas à nos espoirs, que c’est la vie qui a tort. Mais la vie fait ce qu’elle peut. Quand elle ne correspond pas à nos espoirs, c’est-à-dire presque toujours, ce n’est pas la vie qui a tort, ce sont nos espoirs qui sont vains, mensongers, illusoires. Bref, il faut apprendre à aimer la vie telle qu’elle est (…) Mais je ne fais pas là l’apologie du fatalisme, bien au contraire, mais de la lucidité. Elle seule permet l’action efficace.

Idem.

Si cette vie est la seule que nous ayons, s’il n’y a rien à espérer après la mort, alors nous avons toutes les raisons d’essayer de la vivre au mieux. Cela me rappelle un slogan que l’on voyait sur les murs en 1968 : « Il y a une vie avant la mort. » C’est une sacrée leçon, et cela résume mon point de rupture avec le christianisme.

Idem.

Anéantir (roman)

La critique dans sa majorité a jugé son dernier roman moins bon. Et pourtant lire Houellebecq demeure une expérience forte, traumatisante qui met à plat la tragique vérité de notre condition humaine (en particulier occidentale) et démolit les façades que nous nous efforçons de construire afin d’échapper à sa révélation. Au fond, cet anéantissement n’est-il pas la (ou l’une des) mission(s) de la littérature ?

Dans toutes le civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu’on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant – alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint – nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde – et très vite n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever – enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien; j’ai même tendance à penser que c’est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance.

Michel Houellebecq, Anéantir, Flammarion, 2022.

Comme c’était curieux, tout de même ! C’était infiniment curieux. Il y a moins de trois semaines, il était quelqu’un de normal, il pouvait ressentir des désirs charnels, faire des projets de vacances, envisager une vie longue et peut-être heureuse (…) Et puis, en l’espace de quelques rendez-vous médicaux, tout avait basculé, le piège s’était refermé sur lui, et le piège n’allait pas se desserrer, bien au contraire il en sentirait de plus en plus la morsure, la tumeur allait continuer à dévorer ses chairs, jusqu’à l’anéantir.

Idem.

Un Corps tropical (roman)

Il y a des romans, singuliers, dont on ne sait, quand on en entame la lecture, si on ira jusqu’au bout, et qui, progressivement, insidieusement, s’impose à vous par la cohérence de leur style et le pouvoir d’attraction de leur intrigue. C’est le cas d’Un Corps Tropical qui, à travers un voyage au bout des illusions tropicales, confronte une réalité de plus en plus sordide et terrifiante aux fantasmes nantis d’un naïf occidental. Certainement un des meilleurs Prix Rossel de ces dernières années.

Elle a dit que nous étions tous Klaus Kinski, les étrangers qui venions dans ce coin du monde. Que les Européens étaient tous des Fitzcarraldo et qu’ils ne s’en rendaient même pas compte. Que notre imaginaire colonial suintaient par tous les pores de notre peau et qu’il sentait plus fort que la sueur la plus âcre. Elle a dit que nous débarquions là avec nos rêves de jungle, d’oiseaux colorés et de corps bruns dénudés chassant à la sarbacane, avec à la bouche le mot Amazone ! Amazone ! Amazone ! qui en coulait comme de la bave, comme l’humeur visqueuse de notre mégalomanie. Le fleuve, le fleuve ! la forêt ! nous n’avions que ça aux lèvres, mais nous rêvions de choses qui n’existent pas et nous venions avec notre argent pour obliger les gens d’ici à se conformer à nos fantasmes, à se détruire pour faire qu’un bateau escalade une colline. Si ça, ce n’est pas colonial, a-t-elle dit, qu’est-ce que c’est ?

La forêt et le fleuve, a-t-elle repris, c’est la misère.

Philippe Marczewski, Un Corps tropical, Inculte, 2021.