Haro sur la méritocratie (essai)

Michael J. Sandel, professeur à Harvard et grande figure de la pensée politique américaine, a publié en 2020 The Tyranny of Merit qui paraîtra chez Albin Michel l’an prochain.

La méritocratie a généré chez les gagnants de la mondialisation la conviction qu’ils méritent leur succès. C’est en fait le principe de la méritocratie : ceux qui sont au sommet sont censés être les plus talentueux, et leur succès les renforce dans l’idée qu’ils méritent les gratifications que le marché leur réserve. Ils en viennent aussi à penser que ceux qui sont moins fortunés n’ont qu’à se blâmer eux-mêmes : ils ont manqué de talent, ils n’ont pas fait assez d’efforts pour réussir. Ces derniers vivent mal ce jugement et éprouvent de la colère, et c’est cette colère qui est à l’origine de la révolte populiste.

Michael J. Sandel in Philosophie Magazine, octobre 2020.

Mauvais Allen (autobiographie)

Au mois de juin dernier est parue chez Stock la traduction française de l’autobiographie de Woody Allen intitulée Soit dit en passant. Autobiographie qui n’aura finalement été publiée par aucun éditeur aux Etats-Unis.

Aucun éditeur, en effet, n’a accepté de le publier, tous se refusant à prendre le risque de permettre à un « pédophile », si talentueux et célèbre soit-il, de s’exprimer en place publique. Et pour cause : ce sont les censeurs de cette même place publique (les réseaux sociaux, certains médias, la rumeur, bref le puritanisme pervers de la société américaine…) qui ont courageusement décrété d’envoyer sur l’île du Diable ce petit juif de Woody Allen, ignorant le verdict de la justice qui, elle, l’a totalement disculpé des accusations dont il faisait l’objet.

Allen ne subit d’ailleurs pas le seul ostracisme des éditeurs de livres, puisque plus aucun producteur de cinéma ne souhaite désormais financer ses films et nombre d’acteurs ou d’actrices refusent d’y tourner.

Je sais : un artiste se doit, comme tout le monde, de répondre de ses actes devant la justice et son statut particulier ne doit en aucun cas lui permettre d’y échapper. Cela va de soi. Je suis donc d’autant plus à l’aise pour évoquer l’artiste Woody Allen que celui-ci, au contraire de son collègue Roman Polanski, n’a pas fui la justice américaine, laquelle, je le répète, l’a définitivement innocenté. Dans une démocratie digne de ce nom, il ne devrait donc plus y avoir de débat. Et aucune maison d’édition ne devrait avoir le droit d’exercer sa censure.

Mais qui croira encore que c’est la justice qui fait la loi dans ce pays ?

Je devais avoir une petite vingtaine d’années quand pour la première fois j’ai vu des films de Woody Allen. Je me souviens surtout de Annie Hall et de Manhattan, que je viens de revoir avec émerveillement. Je sortais à l’époque d’une adolescence un peu compliquée qui m’avait perclus de doutes, chargé d’un lourd complexe d’infériorité et durablement rempli mes poches d’un fond de désespoir. En découvrant les films de Woody Allen, j’ai rencontré quelqu’un qui me ressemblait. Et qui pouvait, c’était loin d’être mon cas à l’époque, soulever et balancer tout ça au moyen de l’humour et du cinéma. Avec talent, créativité, sensibilité et intelligence. Avec bonheur.

En fait, je pourrais résumer en disant que Woody Allen m’a aidé à vivre.

Je suis aussi issu d’une famille où la culture, le champ culturel, ne constituait pas un milieu naturel. Les parents de mon père étaient des gens de la terre ou des usines, des paysans ou des ouvriers. Lire, écouter de la musique classique ou du jazz, aller au cinéma ou au musée, s’apparentait souvent dans leur esprit à de la fainéantise ou à de la prétention. Comme beaucoup de gens de sa génération née pendant ou juste après la guerre, mon père s’est patiemment extrait de cette destinée familiale en bénéficiant de l’ascenseur social des années 60 et il a progressivement pris la bonne habitude de passer une partie de ses heures de loisir à se cultiver. Toutefois, la culture est longtemps restée pour lui davantage un effort qu’une curiosité, davantage une exigence qu’un plaisir, une route tracée par d’autres, permettant de se hisser à leur niveau, plutôt qu’un chemin personnel. C’est un complexe d’infériorité sociale qui a fait grandir mon père. Dont j’ai hérité à l’adolescence.

Ce complexe, Woody Allen l’a éprouvé aussi au début de sa carrière. Il raconte dans son autobiographie combien la culture lui était restée étrangère toute sa jeunesse. Mais avec Annie Hall ou Manhattan, Allen a fait valdinguer ses doutes en se moquant allègrement du milieu intellectuel new-yorkais dont il souligne avec humour la vacuité et le snobisme. Voir le petit Woody, aussi drôle que désespéré, conscient jusqu’au fou rire de la vanité des choses humaines, mitraillant ses répliques hilarantes plus vite que les sous-titres, le voir se foutre de ces pédants citadins pérorant sur tout et n’importe quoi m’a permis, moi aussi, de croire que c’était possible. Que le monde n’appartenait pas qu’à eux, que je pouvais y tenir ma place.

Oui, les films de Woody Allen m’ont aidé à vivre. Ils m’ont aidé à affronter l’angoisse du temps qui passe (Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses sœurs), ou la peur de ne pas être aimé (Zelig). A conjurer la misère du réel (La Rose pourpre du Caire), la foire aux vanités (Stardust Memories, Celibrity), les travestissements du désir (Comédie érotique d’une nuit d’été, Maris et femmes, Match Point, Vicky Christina Barcelona), à balayer la paix des surfaces pour faire surgir les tourments des profondeurs (Intérieurs, September, Another Woman). Woody Allen a réussi tout ça, comme seul un grand artiste peut le faire.

Et rien que pour ça, ça valait la peine d’acheter son autobiographie.

L’ordinaire d’Adèle (essai)

Adèle Van Reethe, philosophe et chroniqueuse, notamment sur France Culture, a fait paraître aux éditions Gallimard le fruit de ses réflexions sur un thème généralement peu abordé en philosophie : la vie ordinaire.

Le drame, c’est l’eau tiède. La vie qui continue après la fin du film et dans laquelle il ne se passe rien. Les secondes qui se suivent et se ressemblent, d’année en année. On en reviendrait presque à la souhaiter, la fin, pour qu’enfin il se passe « quelque chose ». Interrompre le flux par tous les moyens, quitte à y laisser sa peau.

La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

Même en déployant des trésors d’imagination pour faire de notre quotidien un terrain de jeu imprévisible et passionnant, nous n’échapperons pas à l’écoulement des secondes ni aux stratagèmes que nous mettons en place pour nous donner l’illusion de garder la main.

Idem.

C’est étonnant la facilité avec laquelle nous adoptons insensiblement une route et nous faisons à nous-mêmes un sentier battu.

David Thoreau, Walden, cité dans La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

La vie ordinaire est une vie de faux-cul. On fait comme si c’était « déjà ça » de vivre « tranquillement ». Comme si on ne voulait pas d’aventure (…) Sauf que la plupart du temps, on n’y arrive pas. Mieux vaut se l’avouer : puisque l’existence humaine est à la fois provisoire et continue, puisque rien ne dure mais que le temps ne se retient pas, la tranquillité n’est pas de ce monde. Et c’est tant mieux(…)

Posez-vous la question, au moins une fois sans regarder l’heure, et demandez-vous si le nombre d’années parcourues, les épreuves et les angoisses endurées, si vous avez vécu tout ça pour vous réfugier dans la mauvaise foi de l’émerveillement ordinaire, pour vous laisser vivoter du matin au soir, sans envie, sans projet autre que de partager avec les autres les faits qui composent votre journée, sans jamais aller fouiller en dessous, remuer la vase qui encrasse vos désirs et vous fait croire qu’être quelqu’un c’est peser lourd, s’accrocher aux horaires comme si la vie en dépendait, compter le nombre d’heures jusqu’au prochain repas (…)

La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

Elon Musk et son monde de demain (le nôtre ?)

Elon Musk, patron de Tesla et SpaceX, a prénommé son fils, né le 5 mai dernier, X Æ A-XII. Un prénom qui cache un mystère.

Il s’agit d’un message adressé à la divinité que révère Elon Musk, l’intelligence artificielle (Æ, réinterprété selon la graphie « elfique » du mot chinois ai qui signifie « amour »), à qui il demande que la fusée de sa société (Space)X, batte, comme le A-12 (l’avion Lockheed A-12 ayant battu des records dans les années 60), les records de vitesse et d’endurance lors de son vol, imminent au moment de la naissance de l’enfant.

Tobie Nathan in Philosophie Magazine, août 2020.

Propos (derniers ?) d’Alain (essai)

Le philosophe Alain Finkielkraut a éprouvé le besoin au soir de son existence de rassembler l’essentiel de sa pensée dans un livre (le dernier ?) dont la brièveté n’entame rien à la pertinence de certaines de ses idées.

« Si, sans que rien ne les prédisposât, ils sont devenus conservateurs, ce n’est pas qu’ils tiendraient en vieillissant toute nouveauté pour néfaste, ce n’est pas non plus au sens où ils auraient piteusement rallié le parti de l’Ordre et de la défense des privilèges, c’est parce qu’ils refusent de voir disparaître leur milieu nourricier et d’être déracinés sur place. On se trompe quand on affirme, avec gourmandise ou avec dégoût, qu’ils sont passés à droite. La vérité est qu’ils s’inquiètent pour la survie de la communauté historique où prend sens et peut se déployer la grande querelle de la droite et de la gauche. »

Alain Finkielkraut, A la première personne, Gallimard, 2019.

Sur le Covid-19 et la pensée positive

« Toute notre économie de pensée, et même notre économie tout court, est hantée par le négatif mais obnubilée par son dépassement. Il s’agit toujours de rendre la perte invisible. D’où la sidération dans laquelle nous a plongé la pandémie de Covid-19 : d’un seul coup, la mort est redevenue visible. Même s’il s’agissait d’une visibilité ambiguë, masquée sous le décompte statistique des décès, elle a remis la mort dans notre horizon, alors que depuis longtemps les victimes civiles des guerres au loin, la mort des pauvres dans nos rues ou des migrants dans la Méditerranée ne nous impressionnaient plus. Mais je crains qu’au lieu de penser notre nouvelle vulnérabilité, on travaille à se donner l’illusion d’une invulnérabilité absolue. »

Vincent Delecroix in Philosophie magazine, juillet 2020.