Je me suis trompé (5)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur mon pays. Très longtemps, j’ai cru que la Belgique existait. Petit-fils de Flamand, je suis né, j’ai grandi et j’ai toujours vécu en Wallonie. Ma culture, fondamentalement, est francophone. Mais le lien, ténu et fragile, avec la Flandre n’a cessé d’être entretenu par mon père, né lui aussi en Wallonie et cependant très attaché à ses origines paternelles enracinées dans la campagne entre Gand et Courtrai. Des oncles, des tantes, des cousins à qui il rendait fréquemment visite, un club de foot dont il est devenu très tôt supporter, des Tours de Flandre cyclistes dont il n’a jamais manqué la moindre édition depuis les années 50… mon père, malgré l’éloignement, a souvent préféré vivre « à la flamande », a souvent pris la Flandre en exemple. Par héritage, par respect, par affection, par réaction aussi face à un environnement culturel wallon qu’il jugeait la plupart du temps hostile à des modes de vie, à une mentalité dont il se faisait l’ardent défenseur.

Il m’a transmis tout ça, notamment en m’emmenant très tôt et très souvent au stade, de l’autre côté de la frontière linguistique, où on fraternisait lui et moi avec des gens qui ne parlaient pas notre langue maternelle mais dont il voulait se sentir proche. Ce qui eut pour conséquence de forger en moi, année après année, la volonté de croire en cette Belgique biculturelle, en une fraternisation possible entre les deux communautés, à leur désir mutuel de vivre ensemble. Ce qui a aussi créé chez moi la nécessité permanente de défendre ce voisin mal aimé, raillé pour ses différences, ses origines rurales, son racisme présupposé. Raillé comme le fut jadis mon grand-père, caricature de l’immigré flamand, paysan, taiseux, dur à l’ouvrage, jugé simple d’esprit. Je me suis accroché à cette volonté près de cinquante ans durant, passant souvent mon temps à relativiser les velléités électorales d’indépendance des Flamands ou à mettre en doute la sincérité désintéressée de l’unitarisme francophone. Longtemps, j’ai continué à m’accrocher à la défense de la Belgique de mon père, un pied posé dans chaque communauté.

Aujourd’hui, c’est fini, je ne crois plus du tout en la Belgique. Aujourd’hui, je sais que la Belgique n’existe pas. Qu’elle n’a même jamais réellement existé. Qu’elle n’a jamais été qu’une illusion imposée naguère par un concert de nations voisines soucieuses de préserver un nouvel Ancien Régime post-napoléonien. Que la Belgique enfin n’a jamais pu prétendre qu’à un statut d’amalgame incongru de pièces détachées. Lesquelles finiront par se séparer. Il a fallu longtemps pour que je l’admette.

Il n’empêche. Si la Belgique n’a jamais eu de réelle existence, je dois la mienne au mariage inconsommé de ses deux principales communautés. Et si ce pays fut une illusion, il restera pour moi à jamais, aussi, un souvenir, celui de mon grand-père, paysan, taiseux, dur à l’ouvrage, simple dans la vie. Grand dans la mienne.

2 réflexions sur « Je me suis trompé (5) »

  1. Très bien écrit Fabian,même si c’est triste c’est vrai ce que tu dit sur la Belgique, malgré tout j’adore ce pays et les belges, je ne voudrais pas vivre ailleur, même si j’ai des origines italiennes. Bisous à toi,Elisabeth et tes enfants

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