Le rêve au cinéma

Les Fraises Sauvages d’Ingmar Bergman (1957), par Nicolas Crousse.

L’aveu m’en coûte : durant dix ans, j’ai pris la plume et posé dans la presse quotidienne en spécialiste du septième art, courant les festivals de Venise, Berlin, accessoirement Cannes. Tout ce temps-là, je jouai le jeu. Feignis de rendre, tel un professeur de bon goût, mes petites fiches cinématographiques, cotations à l’appui. L’aveu m’en coûte, car les analyses de film me font bâiller. Dans les salles obscures, à vrai dire seul m’intéresse le coup de baguette magique. La possibilité d’un séisme émotionnel – ma vie pourrait radicalement changer. C’est une affaire de chair de poule. Un événement aussi inexplicable qu’un rêve.

Pour moi, le cinéma se confond avec le rêve. Dès que le noir se fait et que le générique apparaît, ça y est : le rideau de l’imaginaire s’ouvre ! Comme dans un rêve, un film vous prend par la main, vous ensorcelle, vous embrume, vous embrouille, vos paupières sont lourdes… et tout à coup tout est possible, en route vers le pays des merveilles, voilà un lapin blanc, vous le suivez, vous vous penchez sur son terrier… et puis c’est le trou noir.

Le temps de cette absence, le temps d’un film, tout peut arriver. Tout est possible. Toutes les vies sont là, à portée, comme dans les rêves. Ou les cauchemars.

 Abracadabra. Un coup de baguette magique, et par la grâce d’Ingmar Bergman, me voilà Suédois, chevelure sel, moustache poivre, propulsé dans le rêve de Victor Sjöström, lorsqu’il lui arrive une mésaventure que je fais mienne, chaque fois que je revois Les Fraises Sauvages, autant dire tous les deux ou trois ans.

 Dès les premières minutes du film, oui, abracadabra, me voilà dans la peau d’un vieil homme agité, au crépuscule de sa vie. J’ai 78 ans. Je suis dans mon lit, un drap soigneusement posé jusqu’à mes épaules. J’entends le tic-tac régulier d’une lourde horloge centenaire. Comme tous les soirs, j’observe à la loupe la caravane de mes souvenirs, qui défilent avec ma vie. Je revois mes vingt ans, quelques fêtes de famille, les promenades avec ma cousine dans le coin des fraises sauvages. Bonheurs fanés, baisers volés.

Puis, comme sur la pointe des pieds, les paupières voilées de fatigue, j’entre dans la nuit, et m’égare aussitôt dans les ruelles d’une ville déserte. Pas une âme qui vive. A quelques pas de moi, une horloge, encore une, mais celle-ci sans aiguilles. Mon cœur bat fort. Plus loin, j’aperçois de dos un homme, étrangement immobile. Je m’approche de lui, lui touche l’épaule. Il se retourne, sans visage, s’effondre par terre et se désintègre aussitôt.

Le gong d’une cloche d’église retentit. Où suis-je ? J’entends des pas. Ce sont ceux de deux chevaux noirs, qui tirent une calèche funèbre et s’engage dans ma direction. L’une des roues bute contre un réverbère. Les chevaux tentent de passer en force. La roue, malmenée, se détache et vient se briser à mes pieds. Déséquilibrée, la calèche penche dangereusement et manque de se retourner. Soudain, un cercueil en bois clair glisse de l’intérieur du corbillard, qui instantanément allégé, part et disparaît dans un galop, tiré par les deux chevaux.

Je regarde le cercueil, qui lui aussi s’est immobilisé à mes pieds. Un bras apparaît par l’ouverture du cercueil. Je ne peux m’empêcher de m’approcher de cette main blanche, qui semble m’appeler. Et qui, au moment où je l’observe de plus près, se met à bouger, puis qui me saisit par la manche.

Affolé, j’essaie de m’en défaire. Je me débats. Mais la main du mort est plus forte. Je ne peux lutter, et voilà qu’elle m’attire vers elle. Le visage du cadavre apparaît… c’est mon visage ! J’ai un haut-le-cœur. Je tente de parler, mais ma voix est muette. Mon visage se fond bientôt avec celui du mort.

J’ai 78 ans. Je m’accroche à mes draps, couché au fond de mon lit. Je m’appelle Isak Borg. Je suis un vieux professeur émérite qui rêve, et demain quand je me réveillerai, je serai fait citoyen d’honneur à l’université de Lund, avec la bénédiction du cinéaste suédois, qui a fait de moi sa provisoire marionnette.

 J’ai 54 ans. Je m’éveille tel un somnambule du film de Bergman. Rien de tout cela n’existe, me dis-je. Films, rêves, cauchemars, souvenirs… tout n’est que poussières, sensations, hallucinations passagères. C’est là, aux côtés de Bergman, que je convoque les mots de William Shakespeare : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »

Cliquez sur la photo pour voir l’extrait de film.

N.C.

Il était une fois en Amérique de Sergio Leone (1984), par Fabian Maray.

New York dans les années 30. Une fumerie d’opium. Et un sourire, énigmatique. Celui de Robert De Niro à la toute fin d’Il était une fois en Amérique. Un sourire au bout de quatre heures de film pendant lesquelles Sergio Leone nous raconte une histoire de gangsters, une histoire de gamins juifs nés dans un quartier pauvre de NYC qui vont se remplir les poches trouées grâce à la Prohibition. Une histoire d’Amérique. Un rêve d’Amérique. Un rêve de cinéma.

Leone a toujours rêvé d’Amérique, dès son plus jeune âge, quand le petit Sergio, grandi dans le Trastevere romain, a vu débarquer les G.I’s, les westerns et les films de gangsters. Comme la plupart des gens de sa génération, l’Amérique, ce pays lointain et pour beaucoup inaccessible, c’était un mythe. Du rêve. Du cinéma.

C’est ce rapport-là qui est au cœur d’Il était une fois en Amérique. Un rapport de transcendance. Comme une caverne de Platon. Comme un théâtre d’ombres chinoises dans les vapeurs oniriques d’une fumerie d’opium. La toile de cinéma, selon Sergio Leone, c’est une page blanche où la réalité s’efface pour laisser libre cours à quelque chose de plus grand. Un ciel étoilé qu’on regarde d’en bas. Que le spectateur de jadis, celui d’avant la télé et d’internet, regardait d’en bas…

Si Leone clôt son film avec ce mystérieux sourire, celui-ci se situe en réalité, chronologiquement, à la moitié de l’histoire qu’il raconte. A son moment de basculement. Qui verra le personnage interprété par De Niro, trahi par son ami d’enfance, perdre tout ce que sa jeunesse lui a offert : l’amitié, l’amour, l’argent. Pour vieillir jour après jour dans l’amertume et la désillusion. Alors que nous dit-il cet énigmatique sourire, lancé face caméra au spectateur ? Ce qu’il nous laisse entendre, c’est que cette histoire de trahison à laquelle le spectateur vient d’assister n’a peut-être, au fond, jamais existé. Que cette vie de regrets, rongée par le souvenir enchanté du temps passé, ne fut peut-être qu’une illusion. Un rêve. Auquel seul le cinéma nous aura permis de croire.

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ». Jamais, dans tous les films de ma vie, une œuvre de cinéma n’aura mieux illustré ce que disait André Bazin (le père spirituel de la Nouvelle Vague). Et quand l’empire du réel pèse de tout son poids sur mes jours qui s’enfuient, je retourne sans cesse vers le sourire lumineux de Robert De Niro, dans la pluie de larmes d’Ennio Morricone, qui longtemps encore me raconteront avec nostalgie le rêve d’Amérique de Sergio Leone.

F.M

Huit et demi de Federico Fellini (1963), par Guy Borlée.

De tous les films de Fellini, 8 ½ est sans doute mon préféré. Avec Amarcord et La dolce vita. La scène du rêve du protagoniste-réalisateur Guido qui imagine de dompter la révolte des femmes de sa vie est, selon mon humble avis de cinéphile depuis 38 ans, un des sommets du septième art. Chacune de ses femmes lui demande de tenir une place d’honneur dans ses désirs. Elles tourbillonnent autour de lui en le sollicitant sans cesse (comme la troupe d’un film qui pose mille questions au cinéaste). Elles le dorlotent comme un enfant qui se fait laver par les femmes de sa famille (la petite madeleine la plus répandue au monde probablement). Elles papillonnent autour d’une ampoule qui pourrait les brûler. Son épouse, avec laquelle la crise conjugale bat son plein dans la vie de tous les jours, se transforme comme par enchantement en mamma idéalisée, tolérante et ménagère infatigable (comme l’étaient plutôt les grand mères d’antan). La mamma qui commande naturellement la maisonnée. La mamma qui accepte tous les caprices d’un fils sanctifié, même les moins propres. La mamma qui semble justifier le machisme éhonté et inné de son fils/mari Guido qui se comporte comme un Roi Salomon.

Puis arrive la soubrette fort peu gracieuse d’un théâtre des bas quartiers dont Guido voudrait oublier jusqu’au souvenir en l’envoyant symboliquement au premier étage de la maison. Elle lui rappelle le Cinema-Teatro Apollo de Bologna où ils se sont rencontrés. Sans doute une fin de soirée trop arrosée, ou un enterrement de vie de garçon avec ses rites stupides, ou pire encore. Elle refuse d’être oubliée contre son gré. De mourir d’indifférence. De disparaître du cirque érotique de Guido. De sortir de l’écran. Elle veut juste encore un peu d’amour.

Au fond, les femmes de la scène veulent toutes la même chose. Elles se liguent soudain pour défendre la soubrette contre le règlement injuste imposé par le mâle dominant. Elles lui reprochent sa froideur, ses choix arbitraires, ses silences ambigus, sa lâcheté, ses hypocrisies. Les sourires aguicheurs se transforment vite en grincements de dents féministes, en menaces, en une rébellion spontanée qui couvait sous la cendre.

Le sang de Guido ne fait qu’un tour. Il attrape son fouet, ajuste son chapeau et affronte la meute de ses femmes en colère. Il se transforme en dompteur, vêtu comme un sénateur de la Rome antique au milieu du Colisée. Le macho italico n’a peur de rien. Seul face à ses fauves enfermées dans sa cage, il va les soumettre à sa volonté impériale avec la complicité apaisante de son épouse/mamma. Tout rentre rapidement dans l’ordre. Le mauvais souvenir de la soubrette passe à l’étage. Guido pourra se réveiller et continuer son film, qui finira sur une farandole où tout ce petit monde imaginaire retrouve l’harmonie dans la joie. La grâce délicieusement ironique de Federico Fellini, soutenue in primis par la musique envoûtante de Nino Rota, rend ce film tout simplement magique. A la fois léger et psychologiquement profond.

J’ai la chance d’être le fils d’une pédiatre et d’un psychiatre, qui m’ont transmis la plupart des notions nécessaires pour comprendre certains mécanismes de la vie. La mémoire, qui est notre charpente, est en évolution permanente et je pratique assez souvent l’exercice mental d’essayer de remettre un peu d’ordre dans mes souvenirs en pagaille. Depuis la première gentille qui m’a fait voler, je le jure, et m’a fait sortir de la barbarie du poignet. A la première peur de la mort qui glace le sang et qu’il m’a fallu surmonter pour affronter les suivantes, comme chantait l’ami Jacques. Et puis les fraises sauvages d’une nuit romaine, les baisers volés dans le cou sous le ciel de Berlin, le bateau-école qui m’a appris à rock and roller en douceur, les auberges espagnoles Erasmus, les quais de Paris sous les étoiles, la chaleureuse lumière de l’Italie, Bruxelles ma belle… J’en profite pour dédier ce poème à toutes les belles passantes que je n’ai pas su retenir, comme fredonnait l’ami Georges. Pour peu que le bonheur survienne, il est rare qu’on se souvienne des épisodes du chemin. Il me semble de n’avoir aucune soubrette à envoyer aux oubliettes. Ou je l’ai déjà fait ? Je me suis trompé quelque fois comme tout le monde. J’ai dompté et j’ai été dompté. Souvent je n’y ai pas compris grand-chose sur le moment. Et puis j’ai surtout eu la chance et la volonté de trouver la donna/mamma qui donne du sens à ma petite musique intérieure, avec une jolie princesse à la clé. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que la vie, comme les films vraiment beaux, finit mieux en farandole autour d’un bon verre de vin entre amis. Asa Nisi Masa.

G.B.