Je me suis trompé (6)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur la mort. Tout au moins, à son prégnant égard, j’ai radicalement revu mon point de vue. Comme Achille.

Dans l’Odyssée d’Homère, au moment où, après avoir quitté la magicienne Circé, Ulysse poursuit son aventure aux frontières du monde des morts, il voit venir à lui la foule de ceux qui ne sont personne, les sans-nom, ceux qui n’ont plus de visage, qui ne sont plus visibles, qui ne sont plus rien. Il revoit ainsi sa mère. Et Achille vient à lui parler. Achille, le héros de la Guerre de Troie, mort au combat, en pleine jeunesse, dont la gloire est immense. Et que dit Achille à Ulysse ? Il lui dit qu’il regrette ! Qu’il préfèrerait être le dernier des paysans boueux encore en vie plutôt qu’être enfermé dans les ténèbres du royaume d’Hadès, le dieu des Enfers. Achille dit ainsi à Ulysse exactement le contraire de ce qu’il disait dans l’Iliade, lorsqu’il était encore vivant : il voulait alors mourir jeune en pleine gloire, désormais il ne souhaiterait qu’une seule chose, continuer à vivre, le plus longtemps possible, même dans le plus parfait anonymat.

Les grands mythes grecs continuent de nous éclairer de leur sagesse antique. Achille vivant n’avait donc qu’une quête : l’immortalité. La gloire éternelle au mépris de la mort. Achille se moque de la mort. Il la brave. Sa fougue, sa jeunesse la tiennent éloignée. Pour le plus grand des guerriers, en dehors de l’éternelle renommée qu’elle peut lui offrir, la mort n’a guère de sens. Et c’est bien le privilège de la jeunesse que de se croire immortel, d’ignorer ainsi la tragédie de la destinée de chacun d’entre nous.

Ce privilège fut aussi le mien, qui n’ai certes pas fait l’illustre Guerre de Troie : je me foutais de ma fin, je n’avais que faim en la vie. En son intensité. En son cœur battant. En ses instants d’éternité. La mort, absurde, injuste, implacable, je ne l’envisageais que par la haine. Elle ôtait, pensais-je alors, tout sens à mon existence. Et ma conclusion était simple ; il fallait que j’en profite, que j’en profite un max, que je cueille l’ivresse de jours sans fin.

Aujourd’hui, je le sais : je m’illusionnais.

Car avec le temps, j’ai peu à peu compris que la mort n’empêche nullement la vie d’avoir un sens. Bien au contraire. C’est la mort elle-même qui donne sa signification à l’existence. En la limitant, en faisant de nous des Ulysse (mortel en pleine aventure humaine) plutôt que des Achille (dieu sans plus aucune perspective qu’un ennui immortel), la mort elle seule nous permet de faire quelque chose de notre vie. C’est le paradoxe tragique dont l’insidieuse portée ne nous est rendue accessible que par le temps passé.

Paradoxe d’autant plus tragique que le temps d’apprendre à vivre, comme disait Aragon, il est déjà trop tard. Et comme l’évoque l’aveu d’Achille à Ulysse, sur la tombe de nos souvenirs fleurissent alors bien des regrets.

Me, myself and I (essai)

« Totalitarisme de la multitude », « sphérisation de la vie », « déni d’autrui », « outrecuidance de soi », « triomphe de la suffisance humaine et de la vanité sur la responsabilité », « effondrement d’un monde commun »… Voilà quelques-unes des observations et des conclusions tirées par le philosophe Eric Sadin, penseur du numérique, dans son dernier essai consacré aux conséquences de l’apparition successive d’internet et du smartphone dans une économie mondialisée et ultralibérale. Une lecture absolument passionnante. Une analyse pénétrante des forces à l’œuvre de notre temps. Laissant entrevoir des perspectives terrifiantes.

Cet écartèlement vécu par la majorité entre le constat de ne plus s’appartenir, de faire l’objet de pressions permanentes dans l’exercice du travail, d’être confronté à des situations de plus en plus rudes et précaires, à des difficultés de boucler les fins de mois, d’assister à une continuelle aggravation des inégalités, au recul des services publics et du principe de la solidarité et le fait de se retrouver équipé de technologies de facilitation de l’existence, d’accès immédiat à l’information, de formulation de ses opinions, de mise en relation entre les personnes et donnant le sentiment de bénéficier de davantage d’autonomie, caractérise en propre notre condition individuelle et collective présente. Comment ne pas saisir les ferments volcaniques qu’une telle tension, qu’une telle dichotomie, ne cessent de faire germer ?

L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, Eric Sadin, Grasset, 2020.

Ce serait ça « l’ère de l’individu tyran » : l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout sous-bassement commun pour laisser place à une fourmillement d’être épars qui s’estiment dorénavant représenter l’unique source formative de référence et occuper de droit une position prépondérante. C’est comme si, en une vingtaine d’années, l’entrecroisement entre l’horizontalisation des réseaux et le déchaînement des logiques libérales, ayant loué la « responsabilisation » individuelle, en était arrivé à une atomisation des sujets incapables de nouer entre eux des liens constructifs et durables, pour faire prévaloir des revendications prioritairement rabattues sur leurs propres biographies et conditions.

Idem.

A cet effet, devant la formation à grande vitesse de ce milieu au sein duquel tant de corps et d’esprits s’imaginent toujours plus maîtres en leur royaume, faut-il commencer par affirmer, haut et fort, que quelque chose toujours nous dépasse et nous oblige. Ce, en dépit de notre singularité, qu’on ne fera jamais assez parler, dont nous devons défendre la manifestation sous toutes ses formes, elle constitue notre voix propre, notre honneur – mais à l’intérieur d’un cadre partagé. Car il existe des valeurs transcendantes, celle de notre humanité, de notre commune humanité, qui, au-delà de nos irréductibles subjectivités, suppose une société d’âmes restant unies par un principe non-dit et qui doit être tenu pour inaliénable, à savoir que « l’individu ne peut avoir raison indéfiniment contre l’humanité » (Jules Romains).

Idem.

Un mouvement est enclenché, et il ne s’arrêtera plus. Il ne fera que s’intensifier et s’accélérer. Au point de bientôt voir deux réalités bien distinctes apparaître. D’un côté, l’ordre collectif, structuré par des usages, des règles, des lois. De l’autre, la multitude des individus faits de leur singularité, de leur biographie et de leurs inclinations. Chacune ne cessant d’être en continuelle interrelation mais suivant une dynamique qui perdra régulièrement en intensité, faisant peu à peu se substituer au principe d’une communauté de citoyens unis par quelques valeurs fondamentales et décidés à peser de concert et dans la contradiction sur leur devenir, celui d’une nuée de présences s’en remettant, bon gré mal gré et avant toute chose, à leurs désirs, à leurs préférences et à leur seul ressort.

Idem.

C’est seulement aujourd’hui que nous comprenons que leur singulière combinaison (internet + téléphone portable) allait prioritairement conduire à ce que les utilisateurs se considèrent comme étant dorénavant dotés d’attributs supposés leur procurer des marges accrues d’autonomie, un surcroit de souveraineté, concourant de façon toujours plus consistante au long des années à générer la formation d’une nouvelle psyché des individus.

Idem.

Aujourd’hui, nous passons de l’ère moderne – ayant vu les citoyens chercher à affirmer leur singularité et à défendre leurs intérêts, mais tenus de se référer d’une façon ou d’une autre à un registre de codes partagés – au stade d’une prolifération d’individus non pas isolés mais autarciques (…) Et alors, l’individualisme démocratique – fondé sur la libre expression des subjectivités, l’impératif de mener une vie sociale à diverses fins faites de rencontres plus ou moins fortuites, de découvertes bienvenues, mais aussi de déconvenues – s’efface pour laisser surgir un milieu où les êtres évoluent comme en parallèle les uns des autres, où ils sont promis à ne se côtoyer que si l’éventualité recouvre a priori une pertinence et où leur action emprunte à chaque fois le meilleur cours programmé.

Idem.

(Nous assistons aujourd’hui à) un divorce massif entre les individus et l’ordonnancement collectif, à l’apparition foisonnantes de fractures subjectives craquelant de partout le socle commun. C’est alors tout ce qui structure la vie sociale qui se voit exclu du champ de l’attention ou qui se trouve résolument rejeté. De façon mécanique, une dimension fondamentale vient à s’effriter : le principe d’autorité. C’est-à-dire le fait de reconnaître à certaines institutions la prérogative d’assurer la cohésion de la communauté politique, et à moult personnes, des compétences spécifiques permettant à chacun, en diverses occasions, d’évoluer en s’appuyant sur plus qualifié que soi.

Idem.

Il s’est opéré une bascule dans l’histoire de l’individualisme, ne voyant plus les êtres libres d’agir au sein d’un ensemble commun, mais vérifiant dans leur chair et leur esprit la sommation faite depuis de longues décennies de s’en remettre prioritairement à leurs propres forces, ayant affaibli les liens d’interdépendance et fait, consciemment ou non, de l’isolement la sensation première. Aujourd’hui, nous vivons le stade oxymorique d’un isolement collectif.

Je me suis trompé (5)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur mon pays. Très longtemps, j’ai cru que la Belgique existait. Petit-fils de Flamand, je suis né, j’ai grandi et j’ai toujours vécu en Wallonie. Ma culture, fondamentalement, est francophone. Mais le lien, ténu et fragile, avec la Flandre n’a cessé d’être entretenu par mon père, né lui aussi en Wallonie et cependant très attaché à ses origines paternelles enracinées dans la campagne entre Gand et Courtrai. Des oncles, des tantes, des cousins à qui il rendait fréquemment visite, un club de foot dont il est devenu très tôt supporter, des Tours de Flandre cyclistes dont il n’a jamais manqué la moindre édition depuis les années 50… mon père, malgré l’éloignement, a souvent préféré vivre « à la flamande », a souvent pris la Flandre en exemple. Par héritage, par respect, par affection, par réaction aussi face à un environnement culturel wallon qu’il jugeait la plupart du temps hostile à des modes de vie, à une mentalité dont il se faisait l’ardent défenseur.

Il m’a transmis tout ça, notamment en m’emmenant très tôt et très souvent au stade, de l’autre côté de la frontière linguistique, où on fraternisait lui et moi avec des gens qui ne parlaient pas notre langue maternelle mais dont il voulait se sentir proche. Ce qui eut pour conséquence de forger en moi, année après année, la volonté de croire en cette Belgique biculturelle, en une fraternisation possible entre les deux communautés, à leur désir mutuel de vivre ensemble. Ce qui a aussi créé chez moi la nécessité permanente de défendre ce voisin mal aimé, raillé pour ses différences, ses origines rurales, son racisme présupposé. Raillé comme le fut jadis mon grand-père, caricature de l’immigré flamand, paysan, taiseux, dur à l’ouvrage, jugé simple d’esprit. Je me suis accroché à cette volonté près de cinquante ans durant, passant souvent mon temps à relativiser les velléités électorales d’indépendance des Flamands ou à mettre en doute la sincérité désintéressée de l’unitarisme francophone. Longtemps, j’ai continué à m’accrocher à la défense de la Belgique de mon père, un pied posé dans chaque communauté.

Aujourd’hui, c’est fini, je ne crois plus du tout en la Belgique. Aujourd’hui, je sais que la Belgique n’existe pas. Qu’elle n’a même jamais réellement existé. Qu’elle n’a jamais été qu’une illusion imposée naguère par un concert de nations voisines soucieuses de préserver un nouvel Ancien Régime post-napoléonien. Que la Belgique enfin n’a jamais pu prétendre qu’à un statut d’amalgame incongru de pièces détachées. Lesquelles finiront par se séparer. Il a fallu longtemps pour que je l’admette.

Il n’empêche. Si la Belgique n’a jamais eu de réelle existence, je dois la mienne au mariage inconsommé de ses deux principales communautés. Et si ce pays fut une illusion, il restera pour moi à jamais, aussi, un souvenir, celui de mon grand-père, paysan, taiseux, dur à l’ouvrage, simple dans la vie. Grand dans la mienne.

Les leçons d’un centenaire (essai)

Il va bientôt avoir cent ans. Rien des bouleversements de ce siècle n’aura échappé à Edgar Morin. Ni les guerres ni les crises ni les aveuglements. Il les aura pensés sans jamais rechigner à en être un acteur. Il tire ici ses leçons de la pandémie. Comme un ultime témoignage, aussi résolu, aussi vital que celui d’un jeune homme. Même si on a le droit de ne pas se montrer à la hauteur de l’espoir qu’il continue à nourrir pour l’humanité…

L’extrême puissance de la technoscience n’abolit pas l’infirmité humaine devant la douleur et devant la mort. Si nous pouvons atténuer la douleur et retarder la mort par vieillissement, nous ne pourrons jamais éliminer les accidents mortels où nos corps seront écrabouillés; nous ne pourrons jamais nous défaire des bactéries et des virus qui sans cesse s’automodifient pour résister aux remèdes, antibiotiques, antiviraux, vaccins. Nous sommes des joueurs/joués, des possédants/possédés, des puissants/débiles. Nous devons prendre conscience du paradoxe que l’accroissement de notre puissance va de pair avec l’accroissement de notre débilité.

Changeons de voie, Edgar Morin, Denoël, 2020.

La conception techno-économique prédominante privilégie le calcul comme mode de connaissance des réalités humaines (taux de croissance, PIB, sondages, etc.) alors que la souffrance et la joie, le malheur et le bonheur, l’amour et la haine sont incalculables. Ainsi, ce n’est pas seulement notre ignorance, mais aussi notre connaissance qui nous aveuglent.

Idem.

Le dogme prétendument scientifique du néolibéralisme régnait en 2019 sur la plupart des pays de la planète ; il réduit toute politique à l’économique et tout économique à la doctrine de la libre concurrence comme solution à tous les problèmes sociaux. De fait, le dogme néolibéral augmente terriblement les inégalités sociales et donne un gigantesque pouvoir aux institutions financières. Or les solutions immédiates à la soudaine paralysie économique du confinement mondial ont été contraires au dogme qui gouvernait l’économie : elles ont augmenté les dépenses là où on les réduisait, elles ont introduit le contrôle de l’état là où on le supprimait, elles préparent une protection pour une autonomie économique de base là où était prôné le libre commerce. Ce renversement justifie dès lors les critiques de fond faites au néolibéralisme et stimule les propositions d’un changement radical de Voie, notamment par une new deal écologique-économique relançant l’emploi, la consommation et le niveau de vie.

Idem.

L’espoir est dans la poursuite du réveil des esprits qu’aura stimulé l’expérience de la mégacrise mondiale. Il devient vital de changer de Voie.

Idem.

Je me suis trompé (4)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur la liberté. Né au milieu des années 60, devenu adolescent à la fin des années 70, j’ai poussé dans le grand vent des libertés que ces deux décennies entendaient conquérir. A l’époque, il fallait à tout prix tuer le père, abattre le Capital, consacrer la mort de Dieu, mettre à pied la morale conservatrice, arracher le corset d’une société qui manquait d’air. A tort ? Mais non bien sûr, à raison ! Loin de moi l’intention de faire a posteriori le procès uniquement à charge que d’aucuns font désormais de cette époque enthousiasmante, de tous ces « Mai 68 » (de Paris à San Francisco ou de Prague à Berlin) qui ont permis aux bienheureux qui l’ont vécu et/ou qui en ont bénéficié de vivre leur liberté comme jamais personne n’avait pu l’envisager auparavant.

Il n’empêche. Force est d’admettre qu’on ne peut aujourd’hui, à défaut de procès, en éviter la critique, taire tous les excès de cette époque « bénie », ses aveuglements, ses délires. Et ils sont nombreux. Dans tous les domaines. Du soutient soutenu voire inconditionnel aux révolutions, dictatures ou terrorismes étiquetés « communistes » (la Chine de Mao, le Cuba de Castro, le Cambodge de Pol Pot, les assassinats de la Rote Armee Fraktion en Allemagne, d’Action Directe en France, des Brigades Rouges en Italie, …), jusqu’aux errements les plus incompréhensibles en matière de mœurs (dont l’abominable sommet aura sans doute été atteint en 1977 lorsque la crème de l’intelligentsia française, Sartre en tête, signa une lettre ouverte réclamant la décriminalisation de la pédophilie).

Le siècle vivait sa post-adolescence, obsédé par l’idée d’égalité, parfois jusqu’au mépris de la vie humaine. Et réclamait sa pleine jouissance, guidée par la seule exigence du plaisir , jusqu’à l’instrumentalisation des plus fragiles. Du délire, en effet.

Comment en était-on arrivé là ? C’est pas moi qui le dit, ce sont des gens bien plus éclairés que moi : ces excès ont été commis par une conception par trop idéologique de l’égalité et de la liberté. Laquelle, toute puissante, engageait certains des plus brillants leaders d’opinion de la planète à tirer des conclusions de leurs a priori au déni de la réalité. Bref, à ne pas vouloir voir ce qui se devait d’être vu et condamné. Comme bien d’autres, cette conception d’une liberté sacralisée m’a longtemps influencé. Plus aujourd’hui. Et s’il y a une chose que les diverses crises que nous traversons (climatique, terroriste, pandémique) m’ont définitivement appris, c’est que, étrangère à toute idéologie, la réalité a repris le dessus.

De liberté, « en réalité », il n’y a d’autre que celle que notre environnement entend nous laisser. Notre environnement familial, social, historique, politique, écologique, cosmologique nous façonne et ne nous laisse finalement qu’une très étroite marge de manœuvre. Dans une démocratie, cette marge est évidemment plus large qu’en dictature. Mais elle demeure très relative. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, nous nous sommes habitués à croire que cette liberté nous était définitivement acquise. La démocratie, le progrès social, les trente années glorieuses qui ont succédé nous ont progressivement installé dans une confortable bulle de verre dont nous avons oublié jusqu’à l’existence. Les crises économique et démocratique l’ont effritée; les conjectures climatiques, le surgissement terroriste et plus encore la contamination pandémique l’ont fait éclaté. Et de liberté ne demeure que notre capacité à nous adapter à ce qui nous est imposé. Spinoza avait raison : il nous faut être conscient de ce qui nous détermine pour pouvoir agir librement.

La vie elle-même nous étant contrainte, la naissance ne constituant (pour reprendre un bon mot glané dans mes lectures) qu’une condamnation à mort, pourquoi nous étonnerions-nous que notre liberté ne puisse s’affranchir des contingences du monde extérieur ? De ce qui la dépasse. Des structures microscopiques de notre appareil neurologique aux équilibres instables du cosmos.

Je manquais d’humilité quand j’étais jeune. Mon nombril s’imaginait coupé de la marche du monde, du destin de l’univers. Dont le silence inouï n’a jamais cru nécessaire de commenter mes précieuses et prétendues libertés.

Je me suis trompé (3)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur l’amour. Mais qui ne s’est pas trompé sur l’amour ? Comment ne pas se tromper quand la confusion emporte notre jugement, quand notre jeunesse se consume dans le brasier des sentiments les plus neufs, les plus mêlés, les plus contradictoires, les plus bouleversants ? Comment s’y retrouver entre l’élan fusionnel tout entier dirigé vers l’autre et le retour aveuglant sur soi ? Entre le partage et le mensonge ? La fusion et l’intérêt ? Le donné et le pris ? Le bonheur et le plaisir ? La fascination et le désir ? Entre mon aimée et mon sexe ?

Je me suis trompé parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. Parce que l’amour, au fond, personne ne sait vraiment ce que c’est. Tant d’écrivains, tant de philosophes, tant de moralistes, tant de libertaires, tant de génies, tant de poètes, tant d’hommes petits ou grands sur ses secrets se sont cassés les dents. Parfois même jusqu’à douter de son existence. « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour, disait La Rochefoucauld dans ses Maximes au 17è siècle. » Et le moraliste d’ajouter : « Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on peut en dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères. » J’ai fait moi-même beaucoup de mystères dans mes jeunes années, influencé que j’étais, que je ne pouvais qu’être, par mon époque, laquelle s’habille encore aujourd’hui, après certes avoir ôté de lourds corsets, d’une parure romantique confectionnée dès le 19è siècle. J’ai fait grand mystère, en effet, j’ai fait de grandes déclarations, aussi sincères que naïves, aussi honnêtes que ma jeunesse l’exigeait. Sans doute, ces déclarations enflammées s’adressaient-elles davantage à l’Amour lui-même, à l’idée que je m’en faisais, à la conception qu’on m’en avait apprise, plutôt qu’à son objet. Sans doute. Peut-être…

Aujourd’hui, je ne puis que constater, tel un aveu, que l’enthousiasme débridé et la recherche d’absolu qui m’animaient alors n’ont guère résisté aux casseroles de désirs que ma vie a traîné tout au long de ces années. Et que « l’encre des billets doux, comme disait Brassens, pâlit entre les feuillets des livres de cuisine ».

Alors, qu’est-ce que que l’amour ? Je n’en sais toujours rien. Mais j’ai en revanche la conviction qu’il ressemble davantage à ce qui demeure, à ce qui ne meurt et n’a fait que se renforcer entre elle et moi : ce lien indéfectiblement tissé ensemble sur le long et inéluctable chemin de l’existence.

Sur les lockdown parties

A tous ceux qui s’envoient en l’air à deux pas des mouroirs haletants :

« La course au profit est doublée par la course aux orgies mais il s’agit toujours de course et d’accumulation, c’est-à-dire de challenge, c’est-à-dire encore une fois de croissance, c’est-à-dire de nihilisme festif et d’érection fébrile du principe de plaisir contre la Loi et le réel, donc d’infantilisme gavé de sa toute-puissance postiche. »

Festivus festivus, Philippe Muray, Flamarion, 2008.

Diego est mort

« Dieu est mort ! » a pu-t-on lire ces derniers jours dans la presse internationale, en un unanime élan journalistique censé rendre hommage à Diego Armando Maradona, « le plus grand footballeur de tous les temps ».

Ils sont marrants tout de même, ces journalistes sportifs. Qui s’entichent de la prose de Nietzsche pour célébrer leur Dieu et déplorer sa disparition. Un petit rappel toutefois à leur intention : loin de verser des larmes, le philosophe allemand, par la voix de son Zarathoustra, clamait bien au contraire son bonheur devant une telle nouvelle. Car si Dieu est mort, disait-il, les hommes désormais sont libres. Friedrich Nietzsche n’avait ainsi d’autres projet que de débarrasser ses contemporains de Celui qu’ils avaient eux-mêmes créé et devant Lequel ils soumettaient leur existence. Mais alors, et c’est là où je souhaiterais en venir, combien est-il surprenant de constater que le cri de joie nietzschéen s’est transformé aujourd’hui, au point d’exprimer le contraire, de pleurer Dieu, un autre Dieu, un Dieu du football, que la presse elle-même, dans la société qui est la sienne, a fabriqué. A fabriqué lentement, patiemment. Jusqu’à, c’est mon point de vue, le mettre à mort.

Maradona n’est pas seulement le meilleur joueur de foot que ma jeunesse a pu admirer. Il est aussi celui par lequel le football, à l’image de la société dans laquelle il évoluait, s’est transformé. De divertissement populaire, le foot est devenu, à partir des années 80, une gigantesque industrie, une « religion » (encore un terme pieu), une machine à fric. Avec toutes les déplorables conséquences dont les media dans leur globalité nous entretiennent sans cesse, sans jamais ou presque y porter un regard critique : starification absurde des joueurs ou des entraîneurs, inflation démesurée des prix des transferts et des salaires, théâtralisation des compétitions, sacralisation de l’identité des clubs dans un climat de guerre permanent, glorification d’un sport devenu opium du peuple, j’en passe et des plus insensées, entraînant une sorte d’idolâtrie tout droit dirigée vers un paradis le plus souvent inaccessible. Un paradis promis à un gamin surdoué issu des bidonvilles de Buenos Aires qui, lentement mais sûrement, deviendra un enfer.

Diego, tout au fond de son trou sans eau courante ni électricité, n’était pas prêt à affronter tout ça (l’argent facile, la gloire, les patrons véreux, la mafia, la drogue, les journalistes, …) Moitié ange, moitié démon (toujours en termes pieux) s’interroge la presse ? Coupable de sa déchéance ? Il faudrait plutôt s’interroger sur les véritables raisons de celle-ci.

Alors non, ce n’est pas Dieu qui est mort. C’est le petit Diego. Ce petit garçon photographié avec un ballon devant son taudis. Ce joueur sans égal qui un soir de Coupe d’Europe, pendant l’échauffement, devant des caméras admiratives, retrouvait pour un instant d’éternité le plaisir le plus pur, le bonheur de jouer.

L’Anomalie (roman)

Hervé Le Tellier trace le portrait d’une galerie de personnages contemporains, autant de vies qui, pour avoir été réunies lors d’un vol Paris- New York, vont se voir complètement bouleversées. Comme le destin de l’humanité toute entière. De quoi réfléchir, et l’auteur le fait avec une rare intelligence, sur le sens à donner à nos existences.

Un roman français absolument étonnant, passionnant, qu’on ne parvient pas à lâcher. Dont un des personnages, écrivain (une sorte de double de Le Tellier), juge ainsi ses contemporains :

Nous sommes prêts à tordre la réalité si l’enjeu est de ne pas perdre tout à fait. Nous voulons une réponse à la moindre de nos anxiétés, et un moyen de penser le monde sans remettre en cause nos valeurs, nos émotions, nos actions. Regardez le changement climatique. Nous n’écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans freins du carbone virtuel à partir d’énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s’éteindre. Rien ne bouge. Les riches comptent bien s’en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres sont réduits à espérer.

L’Anomalie, Hervé Le Tellier, Gallimard, 2020.

Je me suis trompé (2)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur le monde idéal, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur le monde idéal. J’ai pensé longtemps qu’il était envisageable. Quand j’étais enfant, j’étais habité par une sorte de fantasme récurrent : je nourrissais l’espoir qu’un jour les gens autour de moi seraient débarrassés de toutes barrières, qu’ils vivraient nus (dans tous les sens du terme) dans la plus profonde vérité d’eux-mêmes, ne dissimulant aux autres rien de ce qu’ils étaient réellement. Je pensais qu’on pourrait vivre comme ça, comme dans des maisons de verre et que cette « vérité perpétuelle et intégrale » offerte à chacun permettrait à tous de mieux vivre ensemble. Mon désir d’absolu, bien compréhensible à l’âge qui était le mien, ressemblait au fond à la promesse des amants qui jurent de ne jamais rien se cacher. Ou au paradis qu’on m’avait enseigné.

Ce besoin d’absolu ne m’a pas quitté de sitôt. Mais il s’est transformé, a trouvé une traduction politique. Au moment de l’adolescence déjà, et puis surtout quand j’en suis sorti, j’ai continué à nourrir l’espoir d’un monde idéal, d’une société parfaite. Une société où le bien commun serait la priorité, où tous se montreraient affables, solidaires, liants et conscients d’appartenir à une communauté dépourvue de castes, de groupes, de différences. Et mes préférences politiques se sont progressivement et naturellement orientées vers une société sans classe, communiste. Ainsi, à vingt ans, mes guides avaient pour nom Marx, Lénine ou Trotski. A l’époque, au milieu des années 80, il était encore possible de voir en eux les plus brillants inspirateurs d’une justice sociale bafouée dans nos sociétés capitalistes, étrangers à toutes les dérives et autres trahisons que leur idéal s’était vu subir en Union Soviétique ou en République Populaire de Chine. Avec le temps, il m’a fallu toutefois admettre que ce paradis sans classe ne pouvait être qu’imposé et se révéler ici-bas un enfer pour tous ceux qui, comme moi, rêvaient enfant de vivre pleinement, ouvertement et le plus sincèrement possible en toute liberté.

Il y a eu ensuite une longue période de latence. Vingt ou trente années pendant lesquelles mes idéaux de jeunesse ont continué à se manifester, à s’accrocher à l’espoir d’un monde meilleur, à véhiculer l’image que je voulais montrer de moi. Et ce en dépit de très nombreux événements, de faits innombrables qui auraient dû me conduire, si je n’avais pas pris l’habitude de les rejeter au fond de ma mauvaise conscience de gauche, à changer mon point de vue. Il y a une phrase de Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, qui résume bien mon état d’esprit de l’époque et, je le pense, de celui de beaucoup de ceux qui me ressemblaient : « j’ai toujours préféré avoir tort avec Jean-Paul Sartre plutôt que raison avec Raymond Aron. » Histoire d’y croire encore, sans doute.

Aujourd’hui, bien sûr, je ne pense plus qu’une société idéale soit envisageable. Je pense surtout que ma vision des choses, idéaliste, était biaisée dès le départ. Que croire au paradis sur terre, c’est encore croire au paradis, se mettre en quête d’un arrière-monde, et que cela témoigne avant tout d’une volonté d’ignorer la réalité, d’y échapper. Alors que cette réalité, quoi qu’on puisse imaginer, implique que l’on compose avec elle. C’est ce que nous enseignait le Zarathoustra de Nietzsche : « Contente-toi du monde tel qu’il est ».

Il y a une chose désormais qui me paraît fondamentale, une vérité toute simple à laquelle je reviens sans cesse : notre état de nature, la persistance animale de notre condition humaine, les tensions qui nous habitent depuis toujours entre notre idéal d’élévation et les instincts primitifs qui restent les nôtres. Ces instincts qui font de l’Autre une potentielle menace, un espace à conquérir, et qui nous invitent à nous regrouper, à nous distinguer dans des territoires, derrière des drapeaux, n’envisageant le bien commun qu’en-deçà des limites des communautés que nous avons créées. Toute l’histoire humaine le démontre. Ces tensions, parfois, se relâchent. Puis reprennent de plus belle. Comme aujourd’hui. Loin, très loin d’une société idéale. Loin, très loin des maisons de verre de mon enfance.