Crénom, Baudelaire ! (roman)

« Une crapule de génie ». Jean Teulé nous brosse, à sa jouissive manière, le portrait de Charles Baudelaire. Qui fut le premier des poètes à avoir craché au visage de la société de son époque la face cachée de l’existence, l’horreur de certaines turpitudes humaines ou la tragédie sans lyrisme du temps qui passe et détruit tout. Ce qui rend son œuvre inégalable. Mais ce qui n’empêche pas, et l’humour punk de Teulé s’attache à nous en faire la démonstration, que l’homme était une authentique saloperie.

Un sale type, ce Baudelaire. Candidat de première ligne pour la « cancel culture » de notre formidable époque. Dandy méprisant, haineux du genre humain, provocateur impitoyable, misogyne, érotomane, suçant comme un vampire l’argent de sa mère pour avaler des quantités invraisemblables d’opium, aimanté par le sordide qu’il digérât avec délectation pour le chier sur l’hypocrisie bourgeoise de ses contemporains. Un sale type oui, mais un génie. Sans pareil pour mettre en terrible musique notre ennui, notre impuissance, notre insignifiance, notre bassesse, nos déchéances, nos destins tragiques de futures charognes.

Un sale type. Un génie. Qui si bien a su décrire le Spleen :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Je me suis trompé (1)

Toute ma vie, je me suis trompé. Je me suis trompé sur presque tout. Sur Dieu, sur la société idéale, sur l’amour, sur la liberté…

Je me suis trompé sur Dieu. Quand j’étais petit, j’y croyais. J’y croyais même dur comme fer. Tous les jours, tous les soirs, je faisais mes prières. Je demandais grâce à Dieu, j’allais régulièrement « à confesse ». Mes parents m’avaient inscrit dans une école catholique. Davantage par tradition, pour ne pas affronter le quand-dira-t-on, que par conviction. Ils croyaient en Dieu tous les deux mais ne lui consacraient guère de temps. Ils n’allaient pas à la messe le dimanche. Jamais. Il ne fréquentaient les églises que lors des baptêmes, des communions, des mariages ou des enterrements. Moi j’y suis allé le dimanche pendant tout un temps, le curé de mon village qui m’enseignait le catéchisme m’y obligeait. Mais je ne le vivais pas comme une obligation, j’aimais ça, vraiment. Je lisais des extraits de la Bible, j’avais un crucifix dans ma chambre, je m’agenouillais avant de m’endormir, tout occupé à faire la comptabilité de mes pêchés de la journée avant de m’infliger pénitence. J’ai même été enfant de cœur. Et la nuit, dans la mystérieuse obscurité de ma chambre, je parlais à Dieu le père.

Plus tard, à l’adolescence, ça m’est passé. Et si j’ai nourri encore quelques doutes jusqu’à mes dix-huit ans, ceux-ci ont complètement disparu par la suite.

Il y a longtemps que je ne crois plus en Dieu. En aucun des Dieux sur terre, nés tous selon moi de l’imagination angoissée des hommes, cette angoisse qui m’étreignait dès mon enfance. Je ne crois surtout pas que ce Dieu qu’on me qualifiait infiniment bon nous ait créé à son image comme me l’enseignait ma religion catholique, mais bien plutôt que ce sont les hommes eux-mêmes qui ont créé Dieu en réaction à la leur. Il n’y a pas une journée, surtout en ces temps obscurs, qui ne vienne me le confirmer.

Bien sûr, m’objectera-t-on parmi les innombrables troupeaux de brebis fidèles, seul un aveuglement égocentrique et vaniteux m’autorise à affirmer avec tant de certitude que Dieu n’existe pas. Peut-être. Peut-être, oui… Mais c’est comme ça, je n’y peux rien : tout dans mon existence m’a conduit et me conduit toujours davantage à ne pas croire, à penser au contraire avec la plus profonde et la plus tenace des convictions que tout n’est que matière et hasard, que notre existence n’a aucun sens et que l’univers dans son infinitude ignore avec la plus complète indifférence l’importance que nous continuons à accorder à notre insignifiante destinée humaine.

Betty (roman)

Fruit de l’union d’une mère blanche et d’un père Cherokee, la « petite indienne » Betty Carpenter grandit avec ses multiples frères et sœurs en Ohio, dans le dénuement et les bras protecteurs des histoires magiques de son papa. Au plus près de la nature, face à la brutalité du monde. Roman d’apprentissage, âpre et lumineux, Betty est une formidable et tragique invitation à aller chercher toutes les beautés que peut nous offrir l’existence.

J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées.

Betty, Tiffany McDaniel, Gallmeister, 2020.

Haro sur la méritocratie (essai)

Michael J. Sandel, professeur à Harvard et grande figure de la pensée politique américaine, a publié en 2020 The Tyranny of Merit qui paraîtra chez Albin Michel l’an prochain.

La méritocratie a généré chez les gagnants de la mondialisation la conviction qu’ils méritent leur succès. C’est en fait le principe de la méritocratie : ceux qui sont au sommet sont censés être les plus talentueux, et leur succès les renforce dans l’idée qu’ils méritent les gratifications que le marché leur réserve. Ils en viennent aussi à penser que ceux qui sont moins fortunés n’ont qu’à se blâmer eux-mêmes : ils ont manqué de talent, ils n’ont pas fait assez d’efforts pour réussir. Ces derniers vivent mal ce jugement et éprouvent de la colère, et c’est cette colère qui est à l’origine de la révolte populiste.

Michael J. Sandel in Philosophie Magazine, octobre 2020.

Nicolas Bedos et sa couronne

A tous les narcisses du jeunisme contemporain, à tous les Nicolas Bedos qui brandissent leur illusoire liberté comme on pleure un hochet, je dédie cet extrait de Réversibilité, un poème de Baudelaire poussé jadis dans ses lucides Fleurs du Mal.

Anges plein de santé, connaissez-vous les fièvres,
Qui le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés s'en vont d'un pas traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres
Anges plein de santé, connaissez-vous les fièvres?

Mauvais Allen (autobiographie)

Au mois de juin dernier est parue chez Stock la traduction française de l’autobiographie de Woody Allen intitulée Soit dit en passant. Autobiographie qui n’aura finalement été publiée par aucun éditeur aux Etats-Unis.

Aucun éditeur, en effet, n’a accepté de le publier, tous se refusant à prendre le risque de permettre à un « pédophile », si talentueux et célèbre soit-il, de s’exprimer en place publique. Et pour cause : ce sont les censeurs de cette même place publique (les réseaux sociaux, certains médias, la rumeur, bref le puritanisme pervers de la société américaine…) qui ont courageusement décrété d’envoyer sur l’île du Diable ce petit juif de Woody Allen, ignorant le verdict de la justice qui, elle, l’a totalement disculpé des accusations dont il faisait l’objet.

Allen ne subit d’ailleurs pas le seul ostracisme des éditeurs de livres, puisque plus aucun producteur de cinéma ne souhaite désormais financer ses films et nombre d’acteurs ou d’actrices refusent d’y tourner.

Je sais : un artiste se doit, comme tout le monde, de répondre de ses actes devant la justice et son statut particulier ne doit en aucun cas lui permettre d’y échapper. Cela va de soi. Je suis donc d’autant plus à l’aise pour évoquer l’artiste Woody Allen que celui-ci, au contraire de son collègue Roman Polanski, n’a pas fui la justice américaine, laquelle, je le répète, l’a définitivement innocenté. Dans une démocratie digne de ce nom, il ne devrait donc plus y avoir de débat. Et aucune maison d’édition ne devrait avoir le droit d’exercer sa censure.

Mais qui croira encore que c’est la justice qui fait la loi dans ce pays ?

Je devais avoir une petite vingtaine d’années quand pour la première fois j’ai vu des films de Woody Allen. Je me souviens surtout de Annie Hall et de Manhattan, que je viens de revoir avec émerveillement. Je sortais à l’époque d’une adolescence un peu compliquée qui m’avait perclus de doutes, chargé d’un lourd complexe d’infériorité et durablement rempli mes poches d’un fond de désespoir. En découvrant les films de Woody Allen, j’ai rencontré quelqu’un qui me ressemblait. Et qui pouvait, c’était loin d’être mon cas à l’époque, soulever et balancer tout ça au moyen de l’humour et du cinéma. Avec talent, créativité, sensibilité et intelligence. Avec bonheur.

En fait, je pourrais résumer en disant que Woody Allen m’a aidé à vivre.

Je suis aussi issu d’une famille où la culture, le champ culturel, ne constituait pas un milieu naturel. Les parents de mon père étaient des gens de la terre ou des usines, des paysans ou des ouvriers. Lire, écouter de la musique classique ou du jazz, aller au cinéma ou au musée, s’apparentait souvent dans leur esprit à de la fainéantise ou à de la prétention. Comme beaucoup de gens de sa génération née pendant ou juste après la guerre, mon père s’est patiemment extrait de cette destinée familiale en bénéficiant de l’ascenseur social des années 60 et il a progressivement pris la bonne habitude de passer une partie de ses heures de loisir à se cultiver. Toutefois, la culture est longtemps restée pour lui davantage un effort qu’une curiosité, davantage une exigence qu’un plaisir, une route tracée par d’autres, permettant de se hisser à leur niveau, plutôt qu’un chemin personnel. C’est un complexe d’infériorité sociale qui a fait grandir mon père. Dont j’ai hérité à l’adolescence.

Ce complexe, Woody Allen l’a éprouvé aussi au début de sa carrière. Il raconte dans son autobiographie combien la culture lui était restée étrangère toute sa jeunesse. Mais avec Annie Hall ou Manhattan, Allen a fait valdinguer ses doutes en se moquant allègrement du milieu intellectuel new-yorkais dont il souligne avec humour la vacuité et le snobisme. Voir le petit Woody, aussi drôle que désespéré, conscient jusqu’au fou rire de la vanité des choses humaines, mitraillant ses répliques hilarantes plus vite que les sous-titres, le voir se foutre de ces pédants citadins pérorant sur tout et n’importe quoi m’a permis, moi aussi, de croire que c’était possible. Que le monde n’appartenait pas qu’à eux, que je pouvais y tenir ma place.

Oui, les films de Woody Allen m’ont aidé à vivre. Ils m’ont aidé à affronter l’angoisse du temps qui passe (Annie Hall, Manhattan, Hannah et ses sœurs), ou la peur de ne pas être aimé (Zelig). A conjurer la misère du réel (La Rose pourpre du Caire), la foire aux vanités (Stardust Memories, Celibrity), les travestissements du désir (Comédie érotique d’une nuit d’été, Maris et femmes, Match Point, Vicky Christina Barcelona), à balayer la paix des surfaces pour faire surgir les tourments des profondeurs (Intérieurs, September, Another Woman). Woody Allen a réussi tout ça, comme seul un grand artiste peut le faire.

Et rien que pour ça, ça valait la peine d’acheter son autobiographie.

La « belge » Annie Cordy

Le décès d’Annie Cordy aura une fois de plus prouvé, si besoin en était, que la Belgique, ça n’existe plus.

Le concert de louanges noir-jaune-rouge qui a accompagné chez nous sa disparition n’a cessé d’auréoler la charmante Annie d’une couronne royale qui la placerait désormais, à l’échelle de Brel, au panthéon des gloires nationales. Annie Cordy, symbole de la Belgique ? Annie Cordy, incarnation de la belgitude ?

Que nenni !

Car c’est une fois de plus ignorer que le nom d’Annie Cordy de l’autre côté de la frontière linguistique n’évoque pratiquement rien aux oreilles néerlandophones, et que si la bonne du curé a pu symboliser notre territoire, il ne peut s’agir en réalité que de sa partie francophone. C’est aussi oublier que ce fameux concept de « belgitude », prononcé ou écrit mille fois par les journalistes bruxellois et wallons ces derniers jours afin de rendre la Cordy plus belge que jamais, entendait souligner lorsqu’il fut formulé dès les années 70 très exactement le contraire de ce qu’on veut le voir signifier aujourd’hui, à savoir l’absence de réelle identité du Belge.

Il faudra un jour définitivement admettre que ce pays, où rien n’intéresse personne lorsqu’il s’agit de l’actualité de l’autre, est devenu une illusion, comme une toile de Magritte. Que nous manquons d’honnêteté pour définitivement le reconnaître. Et que la place accordée à chacune de nos prétendues gloires « nationales », surtout côté francophone, ignore l’existence même de la communauté d’en face.

On pourrait même se demander s’il n’y a pas là une forme de vestige d’arrogance francophone ?

L’ordinaire d’Adèle (essai)

Adèle Van Reethe, philosophe et chroniqueuse, notamment sur France Culture, a fait paraître aux éditions Gallimard le fruit de ses réflexions sur un thème généralement peu abordé en philosophie : la vie ordinaire.

Le drame, c’est l’eau tiède. La vie qui continue après la fin du film et dans laquelle il ne se passe rien. Les secondes qui se suivent et se ressemblent, d’année en année. On en reviendrait presque à la souhaiter, la fin, pour qu’enfin il se passe « quelque chose ». Interrompre le flux par tous les moyens, quitte à y laisser sa peau.

La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

Même en déployant des trésors d’imagination pour faire de notre quotidien un terrain de jeu imprévisible et passionnant, nous n’échapperons pas à l’écoulement des secondes ni aux stratagèmes que nous mettons en place pour nous donner l’illusion de garder la main.

Idem.

C’est étonnant la facilité avec laquelle nous adoptons insensiblement une route et nous faisons à nous-mêmes un sentier battu.

David Thoreau, Walden, cité dans La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

La vie ordinaire est une vie de faux-cul. On fait comme si c’était « déjà ça » de vivre « tranquillement ». Comme si on ne voulait pas d’aventure (…) Sauf que la plupart du temps, on n’y arrive pas. Mieux vaut se l’avouer : puisque l’existence humaine est à la fois provisoire et continue, puisque rien ne dure mais que le temps ne se retient pas, la tranquillité n’est pas de ce monde. Et c’est tant mieux(…)

Posez-vous la question, au moins une fois sans regarder l’heure, et demandez-vous si le nombre d’années parcourues, les épreuves et les angoisses endurées, si vous avez vécu tout ça pour vous réfugier dans la mauvaise foi de l’émerveillement ordinaire, pour vous laisser vivoter du matin au soir, sans envie, sans projet autre que de partager avec les autres les faits qui composent votre journée, sans jamais aller fouiller en dessous, remuer la vase qui encrasse vos désirs et vous fait croire qu’être quelqu’un c’est peser lourd, s’accrocher aux horaires comme si la vie en dépendait, compter le nombre d’heures jusqu’au prochain repas (…)

La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, 2020.

Films 1964 (cinéma)

De 1964 à 1969, les films qui m'ont marqué, intéressé, amusé, impressionné, ému, bouleversé... enfin, parmi ceux que j'ai vus. Sans aucune hiérarchie.
  • 8 1/2 (mai 1963) Federico Fellini
  • Le Guépard (juin 1963) Luchino Visconti
  • Le Mépris (décembre 1963) Jean-Luc Godard
  • Docteur Folamour (1964) Stanley Kubrick
  • L’Homme de Rio (1964) Philippe De Broca
  • Mariage à l’italienne (1964) Vittorio De Sica
  • Répulsion (1965) Roman Polanski
  • Cul-de-sac (1966) Roman Polanski
  • La Grande Vadrouille (1966) Gérard Oury
  • Persona (1966) Ingmar Bergman
  • Belle de jour (1967) Luis Bunuel
  • Bonnie and Clyde (1967) Arthur Penn
  • Le Livre de la jungle (1967) Walt Disney
  • 2001, l’Odyssée de l’Espace (1968) Stanley Kubrick
  • Il était une fois dans l’Ouest (1968) Sergio Leone
  • Rosemary’s Baby (1968) Roman Polanski
  • The Party (1968) Blake Edwards
  • La Femme infidèle (1969) Claude Chabrol
  • L’Armée des Ombres (1969) Jean-Pierre Melville
  • Macadam Cowboy (1969) John Schlesinger