Prométhée et Pandora

L’âge d’or

Des dieux, encore des dieux, toujours des dieux. Et les hommes dans tout ça ?

Revenons un peu en arrière. Avant que Zeus ne structure le monde. En ce temps-là, les dieux, s’ils résidaient bien sur l’Olympe, partagaient aussi des morceaux de terre avec les hommes. Notamment à Mékoné, près de Corinthe, où les uns et les autres vivaient ensemble dans une sorte de fête permanente. C’était une terre d’abondance, tout y poussait spontanément. Les hommes y demeuraient jeunes ne connaissant ni naissance ni mort. Pas de travail, pas de maladie, pas de souffrance. Et pas de femme non plus. Bref, c’était l’âge d’or ! (c’est pas moi qui le dit, ce sont les Grecs). Mais ça n’allait pas durer. Une fois la victoire sur les Titans acquise et la répartition entre les dieux réalisée, cette période bénie allait prendre fin.

Le roublard

Dans sa volonté de mettre de l’ordre, Zeus s’est demandé comment il allait répartir les places entre les dieux et les hommes. Pour ça, il a fait appel à Prométhée. Pourquoi lui ? Parce que c’est un être ambigu : fils d’un Titan (Japet), il n’est pas Titan lui-même, n’a pas combattu contre Zeus et entretient un rapport de complicité avec les hommes. Mais surtout, il a une qualité que Zeus apprécie par-dessus tout : la roublardise. Il est tellement roublard, ce Prométhée, que Zeus va en faire lui-même les frais.

En fait, Prométhée, dans cet univers où l’ordre et l’autorité règnent désormais partout, incarne ce qu’il y manque : la contestation.

Les os ou la viande ?

Pour procéder à la répartition exigée par Zeus, Prométhée fait venir un grand taureau qu’il abat et découpe en deux. Il réunit d’un côté les os qu’il recouvre d’une graisse aussi blanche qu’appétissante. De l’autre, il rassemble toute la viande qu’il enferme dans l’estomac visqueux et repoussant de l’animal. Prométhée le roublard présente alors les deux parties à Zeus. Lequel choisit celle qu’il lui paraît la plus attrayante… pour se rendre compte finalement qu’elle ne contient que des os ! Fou de colère, Zeus décide de punir celui qui l’a ainsi abusé.

Pourtant, à y bien réfléchir, le choix de Zeus n’était peut-être pas si mauvais. Car en choisissant involontairement les os, il hérite de la partie imputrescible de l’animal, immuable, à l’image de l’immortalité des dieux. En revanche, les hommes reçoivent eux la part éphémère, mortelle.

Rallumer le feu

Zeus se venge : il prive les hommes du feu, de la foudre dont ils disposaient jusque-là à loisir sur la cime de certains arbres, les frênes. Sans ce feu, les hommes ne peuvent plus consommer de la viande. Mais Prométhée va leur venir en aide, en trompant Zeus une fois encore. Avec le concours d’Athéna, il se rend jusqu’à l’Olympe, du fenouil dans la main. Contrairement aux autres plantes, le fenouil est mouillé à l’extérieur mais sec à l’intérieur. Prométhée vole alors une semence du feu de Zeus et la cache à l’intérieur de son fenouil. Contrairement au feu dont les hommes disposaient au sommet des frênes, ce feu-ci n’est pas immortel, il doit être sans cesse ravivé et entretenu. Prométhée redescend chez les hommes et leur donne ce feu si indispensable.

Mais les hommes vont désormais devoir le cacher, comme ils seront contraints de cacher le blé, l’orge ou les céréales dans le ventre de la terre, amenés ainsi à créer l’agriculture. Il va leur falloir travailler, semer, cuire les aliments et les conserver. Bref, en volant le feu aux dieux, Prométhée offre aux hommes la civilisation. Mais pas que ! Car ce feu peut aussi tout ravager. Il consacre en fait la nature ambigüe de l’homme : son origine divine et sa marque bestiale.

L’invention de la femme

Zeus a caché le feu, Prométhée le lui a volé. Zeus a caché le blé, les hommes travaillent pour gagner leur croute. Satisfait le Zeus ? Eh bien non, pas tout à fait…

Le patron fait alors appel à l’un de ses frères, Héphaïstos, afin qu’il confectionne avec de la glaise et de l’eau une sorte de mannequin en forme de jeune fille. Puis il demande à Hermès de l’animer, de lui donner de la force, de la faire parler, bref de la transformer de façon à ce qu’elle ressemble à un être humain. Enfin, Zeus demande à Athéna et à Aphrodite de la parer des plus beaux atours. Et la voilà, cette nouvelle créature, magnifique, aussi belle, aussi attirante… que fourbe ! Car Hermès, sur ordre du boss, en a fait une menteuse, une voleuse, l’incarnation de l’imposture, de l’hypocrisie, de la tromperie. Si la parole lui a été donnée, c’est dans le but de mentir et de camoufler sa nature profonde. Telle est donc la première, la toute première femme, Pandora. Un « deuxième sexe » dont il faut avant tout se méfier. Misogynes, les Grecs ? Allons bon !

Pandora, John William Waterhouse

La femme, avenir de l’homme ? Que nenni ! Et Prométhée de saisir immédiatement les conséquences néfastes de cette création inopinée. Normal : comme son nom l’indique, Pro-méthée est celui qui comprend tout avant. Au contraire de son frère, Epiméthée, le lent, le fada, qui lui ne comprend qu’après, c’est-à-dire trop tard. Prométhée prévient son frère de ne pas accepter le moindre cadeau venu des dieux. Epiméthée jure qu’il se tiendra sur ses gardes. Mais quand Pandora vient à sa rencontre, le souffle lui en est coupé. Le niais tombe amoureux. Il lui demande sa main. Et se marie le lendemain ! Mais quel imbécile !

Pour l’ensemble des hommes, c’est le début des emmerdes. Des grosses, grosses emmerdes… Et pour cause : obligés de travailler durement pour survivre, les hommes sont désormais contraints de faire face aux désirs toujours plus insatisfaits des femmes. Leur appétit s’avère énorme. Elles en veulent toujours plus. Dans l’assiette comme au lit… C’est pas moi qui le dit…

Quel dilemme dès lors pour ces pauvres mâles ! S’ils se marient, leur vie devient un enfer. S’ils ne se marient point, ils accumulent le fruit de leur labeur sans pouvoir le léguer. La femme est donc double dans la mythologie grecque : elle est une panse qui engouffre tout, un Botero insatiable; mais elle aussi un ventre, une mère potentielle qui seule peut prolonger la vie d’un homme. Elle est la voracité qui détruit et la fécondité qui construit. Et résume, comme les hommes, notre double origine : animale et divine.

Avec le temps

Une emmerdeuse, Pandora ? Et comment ! Une fois confortablement installée dans la maison d’Epiméthée, poussée par une curiosité aussi féminine que malsaine, ne voilà-t-il pas qu’elle s’en va braver un interdit : ouvrir une jarre que son crétin de mari lui avait défendu d’approcher. Les conséquences s’en révéleront apocalyptiques. Car à l’intérieur de la Boîte de Pandore sont contenus tous les maux possibles et imaginables (la fatigue, les maladies, les accidents, la mort, Donald Trump, Vladimir Poutine, Patrick Bruel ou ma belle-mère). Lesquels se répandent immédiatement sur terre. Constatant les dégâts, refermant aussitôt la jarre, Pandora n’y laisse à l’intérieur qu’un maigre reste de son contenu initial. Une seule chose en fait : l’Espoir. Sacré Grecs !

Et Zeus de terminer le boulot : il cloue Prométhée sur un rocher du Mont Caucase, entre ciel et terre. Et le donne en pâture à son aigle qui, tous les jours, vient dévorer son foie. Pendant la nuit, le foie repousse. Et le lendemain, l’aigle revient pour recommencer sa cruelle besogne. Jour après jour, mois après mois, année après année, jusqu’à ce que, beaucoup plus tard, Héracles ne vienne délivrer Prométhée de son triste sort.

Pier Paul Rubens, Prométhée enchaîné

Le foie de Prométhée, toujours dévoré, toujours renouvelé prouve combien le temps peut-être différent. La mythologie grecque nous montre qu’il y a trois types de temps. Le temps des dieux, éternel, où rien ne se passe, où rien ne disparaît. Le temps des hommes, linéaire, en sens unique où tout naît pour progressivement grandir, vieillir et mourir. Et puis, il y a le temps circulaire, le temps de l’éternel retour, comme le foie de Prométhée, comme la Lune naissante, grandissante, disparaissante et indéfiniment renaissante. Le foie de Prométhée est à l’image des astres, semblable à ce qui donne rythme et mesure à l’éternité divine et qui joue ainsi un rôle de médiation entre le monde divin et le monde humain.