Ulysse. L’aventure humaine (5)

Le long voyage d’Ulysse à travers la Méditerranée

Mendiant au domicile fixe

Les marins phéaciens déposent Ulysse endormi à Ithaque. Mais Poséidon, toujours fou de rage, a tout vu. Et bien sûr, il se venge : d’un coup de trident, il change en pierre le vaisseau des Phéaciens qui devient un îlot rocheux. Désormais, ceux-ci ne pourront plus jamais être des passeurs entre deux monde. Ainsi, la porte par laquelle Ulysse est passé au début du récit et repassé à la fin s’est définitivement refermée.

Le lendemain, Ulysse se réveille dans un paysage qui devrait lui être tout à fait familier. Et pourtant, il ne reconnaît rien. La raison : Athéna l’a transformé. Et pour cause : pendant la longue absence d’Ulysse, des centaines de prétendants ont voulu prendre sa place, espérant que Pénélope accepte de le remplacer. Mais Pénélope, fidèle entre toutes, a tenu bon. Elle n’a cessé jusqu’ici de gagner du temps dans l’attente du retour de son mari, prétextant de ne pouvoir se remarier avant d’avoir terminé la confection d’un linceul pour son beau-père. Elle a donc tissé le jour, et la nuit, dans le plus secret, elle a méthodiquement défait ce qu’elle avait tissé, affirmant et réaffirmant à ses prétendants que son travail n’était pas terminé. Mais une de ses servantes a fini par la trahir et la foule de ces ambitieux harceleurs exigent désormais qu’elle fasse son choix.

C’est pour cela qu’Athéna a transformé Ulysse, pour qu’il ne tombe pas dans le piège tendu par ces prétendants. Mais pour qu’on ne le reconnaisse pas, pour qu’il soit crédible, il faut qu’il ne reconnaisse pas lui-même le paysage familier de sa patrie. Et contrairement à la grâce et la beauté qu’elle lui avait conféré sur l’île de Nausicaa, Athéna transforme cette fois Ulysse en un vieux et repoussant mendiant.

Aux portes du palais d’Ithaque, Ulysse croise Eumée, son porcher, qui ne le reconnaît pas. Puis Argos, son chien, qui lui le reconnaît immédiatement. Vieux, sans plus de forces aucune, Argos lui fait pourtant la fête. Il s’agite, remue les oreilles et la queue, lui montre combien il est heureux de le revoir. Une dernière fois. Car cet effort lui en coûte et il meurt aux pieds de son maître bouleversé.

Ulysse croise ensuite Iros, un autre mendiant, beaucoup plus jeune que lui, qui exige qu’il s’en aille de peur qu’il prenne sa place aux portes du palais. Ulysse refuse et y entre. Là, tous les prétendants de Pénélope festoient. Et s’esclaffent bientôt devant le spectacle pitoyable de ces deux mendiants. Ils les obligent même à se battre. Un combat qu’Ulysse remporte très aisément, à la surprise générale. Mais cela ne calme pas l’assemblée qui continue de se moquer et d’injurier le pauvre loqueteux. Ulysse sera même blessé. Avant que Télémaque, son fils, ne mette fin à cette humiliation et déclare que le mendiant, qu’il n’a pas reconnu lui non plus, est son hôte.

Scarfoot

Pour parvenir à reprendre sa place, Ulysse a besoin d’alliés. Il faut que ceux sur qui il peut compter le reconnaissent. Le premier sera Télémaque, son fils. Athéna transforme à nouveau Ulysse, qui retrouve alors son apparence originale. Télémaque n’en croit pas ses yeux : est-ce vraiment son père qu’il a là devant lui ? Comment en être sûr puisqu’en réalité, il ne l’a jamais vu. Il exige donc une preuve. Ce qu’Ulysse prend très mal : il engueule son fils, retrouvant ainsi un rôle de père qu’il n’a jamais pu assumer. Et qu’il assume désormais à merveille puisque sa colère convainc Télémaque. Tous deux préparent alors leur vengeance…

Une autre personne va reconnaître Ulysse : Euryclée, la nourrice de Pénélope. A la demande de sa maîtresse, émue par ce mendiant qui prétend avoir bien connu Ulysse, Euryclée lui fait sa toilette. Et stupéfaite, elle reconnaît une cicatrice au pied, une trace très particulière conséquence d’une blessure qu’Ulysse s’était occasionnée en chassant le sanglier (lors du kouros, ce rituel de passage de l’enfance à l’âge adulte). Euryclée en tombe les bras, laisse choir sa bassine d’eau et manque un instant de révéler devant Pénélope la véritable identité du mendiant. Mais par bonheur, Athéna intervient afin que le plan de Télémaque et de son père n’échoue.

L’arc à chef

Et Athéna de se manifester encore : sous son influence, Pénélope décide que le pillage de son palais n’a que trop duré. Elle annonce à tous ces prétendants, y compris Ulysse, que celui qui parviendra à bander l’arc de son mari et à traverser d’une flèche une périlleuse série de cibles aura le privilège de l’épouser.

Ulysse s’arrange pour que toutes les portes de la grande salle du palais soient fermées et qu’aucun de ses adversaires ne dispose d’armes. Chacun tente de bander l’arc. Aucun n’y parvient. Pas même Antinoos, le plus fort d’entre tous. Télémaque, pour la forme, s’essaye à son tour. Sans succès. C’est alors qu’Ulysse, sous les quolibets et injures de ses adversaires, s’empare de l’arc, réussit sans peine à le tendre et à franchir toutes les cibles. Puis il tue Antinoos avant d’abattre tous les autres avec le concours de Télémaque.

Pour être retournée dans sa chambre, Pénélope n’a rien vu de la scène. Euryclée l’a prévient qu’Ulysse est en bas, qu’elle l’a reconnu, qu’il a massacré tout le monde et qu’il attend éperdument de retrouver sa femme. Pénélope n’en revient pas, descend et, un peu comme son fils, demeure circonspecte. Est-ce vraiment lui, Ulysse, son mari qu’elle attend depuis si longtemps, qui est là devant elle ? Il pourrait être un autre, un menteur. D’ailleurs, ne lui a-t-il pas déjà menti avec son histoire de mendiant. Alors, pour en avoir le cœur net, Pénélope va le piéger…

Un secret partagé

C’est que Pénélope partage un secret avec Ulysse. Elle va donc pouvoir vérifier si celui qui prétend être son mari le connaît. Elle demande à ses servantes d’apporter le lit de sa chambre pour Ulysse car, décide-t-elle, ils ne dormiront pas ensemble. Ce qui met Ulysse en colère : ce lit, il le sait pour l’avoir construit de ses propres mains, ne peut être bougé car un de ses pieds a été façonné avec un olivier enraciné dans la terre. Cette fois, le doute n’est plus permis. Pénélope sait désormais que c’est bien d’Ulysse qu’il s’agit. Et elle tombe dans ses bras.

Que de significations recouvertes par ce pied de lit ! Dont l’immobilité symbolise à la fois l’immuabilité du secret partagé par les époux, sa vertu à elle et son identité à lui, et l’enracinement dans la terre d’Ithaque qui confirme le statut royal d’Ulysse. Mais au-delà de tout cela, ce secret exprime avant tout l’essence même de ce qui réunit un homme et une femme, la communauté d’esprit, l’accord d’esprit et de sentiments qu’incarne un couple.

Le passé retrouvé

Retrouver le passé. Telle est l’ambition d’Ulysse. Qui s’en va retrouver son père, Laërte. Lequel, non plus, ne le reconnaît. Lui aussi a besoin de preuves. Ulysse lui raconte alors comment son père lui a appris à nommer les arbres, à cultiver la terre, à faire pousser les plantes. Laërte tombe dans les bras de celui qu’il reconnaît enfin. Et Athéna, encore elle, de permettre à Ulysse de retrouver toute la beauté et la jeunesse qui fut la sienne lorsqu’il quitta Ithaque.

Retrouver le passé encore. L’histoire que raconte Ulysse à son père, toute cette végétation magnifiée par le récit, c’est cela qui unit le présent et le passé. Et le temps, par la mémoire, est aboli. Aboli car Ulysse n’a cessé, toujours, de penser à son retour. Aboli car Pénélope n’a cessé, toujours, de garder en mémoire le souvenir de l’Ulysse de sa jeunesse.

Ulysse passe la nuit avec Pénélope. La nuit la plus longue qu’on puisse imaginer car Athéna, la bienfaitrice, arrête la course du char du Soleil afin qu’ils puissent jouir de leurs retrouvailles. Ils se racontent leurs aventures, leurs malheurs, le bonheur de s’être retrouvés. Tout redevient comme avant, le temps semble s’être effacé.

Le lendemain, les proches des prétendants veulent obtenir vengeance. Mais Athéna les en empêche. La paix doit désormais régner. A Ithaque, tout est désormais comme avant. Il y a un roi, une reine, un père, un fils, des serviteurs. L’ordre, si chers aux Grecs, est rétabli.