Zeus’ Family (4) : Dionysos

Zeus a distribué à chacun des membres éminents de sa famille un rôle très particulier. De quoi dresser quelques portraits choisis…

Dans le panthéon grec, Dionysos est un dieu à part. Errant, vagabond, il est de partout et de nulle part. Dans le même temps, il exige d’être pleinement reconnu là où il est de passage. En particulier à Thèbes où il est né. Dieu errant, Dionysos représente en réalité la figure de l’autre, de ce qui est différent, déroutant, déconcertant. Aujourd’hui, tous ceux qui sont loin de chez eux et qui cherchent à être accueillis, les étrangers, les exilés, les migrants peuvent se retrouver en lui.

Tout commence avec Sémélé, jeune mortelle et maîtresse de Zeus (encore une !), ayant succombé à ses charmes. Laquelle vint à douter de la véritable identité de son amant qui ne lui était jamais apparu que sous forme humaine. Elle lui demanda alors, sous l’insistance de Héra, qui en réalité lui tendait là un piège (ah ! jalousie quand tu nous tiens !), de prouver qu’il était bien le dieu des dieux et de se présenter à elle dans toute la splendeur due à son rang. Souhait en vérité impossible à réaliser, car interdit par la loi : jamais un dieu ne peut apparaître aux hommes sous sa forme véritable. Il doit se transformer, sauf à engendrer de terribles présages. Et pourtant, pour la garder, Zeus va y consentir. Grave erreur : Sémélé, foudroyée par la luminosité et le flamboiement de son amant, brûlera dans les flammes.

Zeus parviendra toutefois à garder en vie leur enfant qu’elle portait dans son ventre. Son nom : Dionysos. Mais que faire de ce petit né beaucoup trop tôt ? Hermès, le dieu messager, apporte sa solution : il entrouvre la cuisse de Zeus et y glisse le prématuré. Désormais Zeus, le père de l’enfant, le porte comme une mère (on voit poindre là le mélange des genres qui marquera le destin de Dionysos). Le nouveau-né sortira, trois mois plus tard, de la cuisse de Jupiter (le nom latin de Zeus).

Zeus confie ensuite Dionysos à une sœur de Sémélé et lui demande, afin que Héra ne puisse le reconnaître, de l’habiller avec des vêtements féminins (les conséquences d’une telle décision se révéleront non négligeables…) Mais Héra veille au grain et est toute proche de s’en prendre à l’enfant. Zeus le sauve in extremis et le confie à nouveau à Hermès. Qui l’emmène loin, très loin, au bout du monde, sur le Mont Nysa.

Là, Dionysos va grandir auprès de nymphes, véritables mères de substitution, sans équivalent paternel (de quoi l’efféminer davantage encore). Une fois adulte, conscient qu’il lui faudra beaucoup de temps pour être accepté par les dieux comme leur égal, il va devenir le « dieu errant » afin de faire reconnaître son culte partout où il le peut.

Un jour, devant le spectacle d’un serpent mordant une grappe de raisin, il comprend tout l’intérêt de la culture de la vigne. Mais Dionysos n’a pas seulement découvert là comment fabriquer du vin, il s’est également donné pour mission de l’enseigner aux hommes. Et le voilà parcourant longuement les chemins accompagné de toute une troupe de bruyants fêtards : d’abord les ménades, jeunes filles échevelées toujours à moitié à poil ; ensuite les satyres, d’affreux nabots, pansus et cornus, arc-boutés sur des pattes de boucs et perpétuellement en état d’érection ! On devine aisément les activités préférées de ces Rolling Stones avant la lettre : se bourrer la gueule et s’envoyer en l’air !

Bacchus (Dionysos chez les Grecs), Jan van Daelen

Parti de Grèce, le bordel ambulant va se déplacer en Syrie. Puis en Egypte. Puis en Inde. Pour prendre enfin le chemin du retour et s’arrêter en Thrace, où l’accueil va se révéler glacial. C’est que le roi Lycurgue, particulièrement attaché à l’ordre et à la discipline (ne sera-t-il pas l’initiateur des lois de Sparte), voit d’un très mauvais œil l’arrivée de ce prétendu Dieu, sulfureux, « grande folle », à la réputation déplorable, auteur par ailleurs de nombreux crimes, et de sa bande de dégénérés dont on dit qu’ils transforment chaque endroit où ils passent en gigantesque partouze. Lycurgue fait immédiatement arrêter toutes les ménades et se lance à la poursuite de Dionysos. Qui, acculé au bord d’un précipice, n’a d’autre choix que de se jeter à l’eau. Il sera sauvé par la déesse Thétis (la future mère d’Achille) qui le cachera dans les profondeurs marines. Et sera vengé ensuite par Rhéa, sa grand-mère, qui jettera un sort à Lycurgue. Lequel, pris de démence, tuera son fils à coup de hache et finira le corps écartelé par ses propres sujets !

On n’en finirait plus de conter dans le détail les aventures de cet impénitent vagabond. Dionysos s’en retournera par la suite en Inde afin d’y convertir, sous les ordres prosélytes de Zeus, les « impies » de ces contrées « ignorantes », adorateurs de dieux aux bras multiples ou à tête d’éléphant. Ayant rempli sa mission sans même combattre (l’attrait du vin et des ménades suffiront à convaincre les païens les plus récalcitrants), Dionysos finira par y gagner sa place dans l’Olympe et un statut de Dieu authentique.

De retour à Thèbes, sa ville natale, Dionysos va tenter d’y faire éclater sa véritable identité : il est le fils de Sémélé et surtout de Zeus. Quoi ! Ce clochard habillé en fille, flanqué de ses dégénérés, fils de Zeus ? Personne à Thèbes n’y croit. Et surtout pas Penthée, prude roi des lieux qui le chasse comme un malpropre. Mais le lendemain, Dionysos revient se venger, lui ses tentatrices ménades et ses lubriques satyres. Pour bientôt rendre folles de désir toutes les femmes de Thèbes, soudain adoratrices de celui qu’elles considèrent désormais comme un dieu. Et toutes ces femmes, sans exception aucune, quittant enfants et mari, de se jeter ad libitum sur le Mont Cithéron dans d’intenses et invraisemblables orgies, oubliant toute pudeur et s’abandonnant aux plaisirs de la chair les plus débridés. Mesdames rêvaient secrètement d’apesanteur, de longues heures de voltiges à plusieurs… Dionysos finira le travail en livrant Penthée, ce roi cul serré, aux désirs délirants de cette horde de chaudasses alcoolisées qui le mettront en pièces en lui arrachant bras et tête !

Et elle est là la grande leçon de Dionysos ! Car aux femmes de Thèbes qui ont retrouvé leur esprit, il va dire combien il a révélé en elles, au-delà de leur besoin d’ordre nécessaire à la paix de la cité, la part profonde d’étrangeté qu’elles rejettent. Et sa leçon nous apparaît encore aujourd’hui dans toute son extraordinaire modernité : « Moi, dira-t-il à ces femmes, je suis l’autre, l’étranger, le différent, et je révèle en vous la part obscure, la part des instincts, la part sauvage. Si vous la repoussez comme vous m’avez repoussé hors de la ville, vous serez perdues comme votre roi. En revanche, si vous la gardez, si vous l’apprivoisez, vous serez sauvées. La vraie folie, et c’est ce que mon père Zeus m’envoie vous dire, c’est vouloir une cité parfaite, parfaitement vertueuse et rationnelle. N’admettre que la raison, là est la véritable folie. »

Qu’ajouter de plus pertinent, je vous le demande, à cette nouvelle sagesse grecque ? Si ce n’est rappeler à tous les identitaires, à tous ceux qui sont sûrs de leur supériorité et qui défendent l’immuabilité de leurs valeurs, combien rejeter l’autre, l’étranger empêche de porter sur soi un regard différent qui, à terme, les perdra. Si ce n’est rappeler aussi, encore et toujours, aux censeurs tous azimuts, aux technocrates désincarnés, aux représentants de commerce démarcheurs de la robotisation de l’humain, enfin à toutes les velléités de création d’un monde qui oublierait ce que nous sommes vraiment que jamais la part sombre de chacun d’entre nous ne disparaîtra complètement. Au risque là aussi de nous perdre…

Alors oui : gloire à toi Dionysos !

Nietzsche n’en pensait d’ailleurs pas moins. Lui qui, dans son premier ouvrage, Naissance de la tragédie, opposait l’apollinien et le dionysiaque, deux principes qu’il mit en lumière dans l’art grec en particulier comme dans toute expression artistique en général. Dieu de la beauté, de la mesure, de l’équilibre, de la limite, de la structure, de la modération, de l’acceptation, de la perfection, Apollon invite au désir d’un monde parfait, des choses qui durent, de l’éternité. Tout le contraire de Dionysos, dieu de la démesure, de l’illimité, de l’excès, de l’ivresse, de l’orgie, du chaos, de la transgression, du tragique. Apollon c’est le côté pile du monde grec, Dionysos, c’est le côté face, la part sombre cachée au fond de chacun d’entre nous. Et le philosophe allemand, bouleversant ainsi toute la tradition philosophique occidentale, nous invite à prendre en compte chacune de ces deux pulsions contradictoires afin d’être pleinement nous-mêmes, dans un grand « oui » à la vie.